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critique de la philosophie kantienne

tion ; il n’isole pas, il ne met pas en relief, il ne découvre pas à nu le nerf de l’argumentation ; en un mot il ne le présente point nettement devant nos yeux, ainsi qu’on doit toujours le faire dans la mesure du possible ; loin de là, du côté de la thèse comme du côté de l’antithèse, la marche du raisonnement se trouve embarrassée, dissimulée même par un flot de phrases prolixes et superflues.

Les thèses et antithèses que Kant met ici aux prises font songer au combat qui est décrit dans les Nuées d’Aristophane, combat où Socrate met aux prises le juste et l’injuste[1]. Pourtant l’analogie n’existe que dans la forme, elle ne s’étend pas au contenu, quelles que puissent être à ce sujet les protestations de certaines gens : je veux dire ceux qui prétendent que ces questions, les plus spéculatives de toute la philosophie théorétique, ont une influence sur la moralité, et qui se figurent de bonne foi que la thèse correspond au juste, l’antithèse à l’injuste. Je ne veux tenir aucun compte de ces petits esprits, bornés et faux ; il y a là une complaisance que je n’aurai point ; c’est la vérité, ce n’est pas eux que je veux respecter. En conséquence, voici ce que je vais démontrer : les arguments employés par Kant pour la démonstration de chaque thèse, ne sont que des sophismes ; au contraire les arguments employés à la démonstration des antithèses, sont introduits le plus loyalement, le plus correctement du monde et ils sont tirés de raisons objectives. — Dans le cours de cette critique, je suppose que le lecteur a toujours présentes à l’esprit les antinomies kantiennes.

Supposons pour un instant que, dans la première antinomie, la preuve de la thèse soit juste ; dans ce cas elle prouverait beaucoup trop ; en effet, elle s’appliquerait non seulement aux changements qui existent dans le temps, mais encore au temps lui-même, ce qui tendrait à prouver l’absurdité suivante : le temps lui-même doit avoir eu un commencement. D’ailleurs, voici en quoi consiste le sophisme : au début Kant avait purement et simplement examiné la cas où la série des états n’aurait point de commencement ; mais, quittant subitement cette simple hypothèse, il se met à raisonner sur le cas où la série des états n’aurait non plus aucune fin, serait infinie ; alors il démontre ce que personne ne met en doute, à savoir qu’une telle hypothèse est en contradiction avec l’idée d’un tout achevé et que cependant tout instant présent peut être considéré comme la fin du passé. Nous objecterons à Kant que l’on peut toujours concevoir la fin d’une série qui n’a point de commencement, qu’il n’y a là rien de contradictoire ; la réciproque d’ailleurs est vraie ; l’on peut concevoir le commencement d’une série qui n’a

  1. Δίκαϊος λογος, αδικος λογος.