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le monde comme volonté et comme représentation

point de fin. Quant à l’argument de l’antithèse, il est rigoureusement vrai ; les changements qui se produisent dans le monde, supposent d’une manière nécessaire une série infinie de changements antérieurs ; contre ce raisonnement il n’y a rien à dire. Nous pouvons à la rigueur concevoir qu’un jour la série des causes s’arrête, se termine dans un repos absolu ; quant à la possibilité d’un commencement absolu, c’est chose radicalement inconcevable[1].

À propos des limites du monde dans l’espace, Kant démontre ce qui suit : si le monde doit être appelé un tout donné, il faut nécessairement qu’il ait des limites. La conséquence est exacte ; mais c’est la proposition antécédente qu’il fallait démontrer et qui reste indémontrée. Qui dit totalité dit limites, qui dit limites dit totalité : mais l’un et l’autre terme, limite et totalité, sont introduits ici d’une manière tout à fait arbitraire. Il faut avouer que sur ce second point l’antithèse ne nous offre point de démonstration aussi satisfaisante que sur le premier : cela tient d’abord à ce que la loi de causalité, qui nous fournit à propos du temps des déterminations nécessaires, ne nous en fournit point à propos de l’espace ; ajoutez ceci : sans doute la loi de causalité nous donne a priori la certitude que le temps rempli par les phénomènes ne peut confiner à un temps antérieur et vide ; elle nous enseigne qu’il n’y a pas de premier changement, mais en aucune façon elle ne nous affirme que l’espace plein n’ait pas à côté de lui un espace vide. Si l’on s’en tient là, aucune solution a priori n’est possible sur ce second point. Pourtant il y a une difficulté qui nous empêche de concevoir le monde comme limité dans l’espace : c’est que l’espace lui-même est nécessairement infini, et que par suite un monde fini et limité, situé dans l’espace, n’a en définitive, si grand qu’il soit, qu’une

  1. Non, ceux qui assignent au monde une limite dans le temps ne s’appuient nullement sur une pensée nécessaire de la raison. Veut-on encore que je donne, à l’appui de mon dire, des arguments historiques ; consultez la religion populaire des Hindous et à plus forte raison les Védas : nulle part il n’y est question des limites du monde. Les Hindous cherchent à exprimer sous une forme mystique, au moyen d’une chronologie fantastique, l’infinité de ce monde phénoménal, de ce tissu de la Maya, sans consistance et sans être ; dans le mythe suivant ils démontrent en même temps d’une manière singulièrement suggestive la relativité de toute durée temporelle (Polier, Mythologie des Indous, vol. II, p. 585). Une période de quatre âges — et c’est dans le quatrième que nous vivons — comprend une durée totale de quatre millions trois cent vingt mille années. Chaque journée de Brahma créateur équivaut à une période de quatre âges ; et la nuit de Brahma est égale à son jour. Son année a trois cent soixante-cinq jours et autant de nuits. Il vit, créant sans cesse, durant cent années ; puis lorsqu’il meurt, un nouveau Brahma naît aussitôt, et ainsi de suite d’éternités en éternités. — Cette relativité du temps se trouve également exprimée dans un mythe particulier qui nous est raconté par Polier, d’après les Pouranas (Mythologie des Indous, vol. II, p. 594). Un Rajah avait eu avec Vischnou, dans le ciel, une entrevue de quelques instants ; lorsqu’il redescendit sur la terre, plusieurs millions d’années s’étaient écoulés : l’on était entré dans un nouvel âge ; car chaque jour de Vischnou équivaut à cent périodes de quatre âges.