Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
167
caractère du vouloir-vivre

elle n’a ses yeux embryonnaires que pour fuir la lumière. Elle est le seul véritable animal nocturnum, bien plus que les chats-huants, les hiboux, les chauves-souris qui y voient la nuit. Que lui vaut cette existence si riche en peines, si pauvre en joies ? La nourriture et l’accouplement, c’est-à-dire rien de plus que les moyens de poursuivre la même triste carrière et de la recommencer, dans un nouvel individu. De tels exemples sont la preuve frappante qu’entre les fatigues et les tourments de la vie et le produit ou le gain qu’on en retire, il n’y a aucune proportion. Chez les animaux qui possèdent la vue, la conscience du monde visible, toute subjective qu’elle est et bornée à l’influence des motifs, donne encore à la vie un semblant de valeur objective. Mais la taupe aveugle, avec son organisation si parfaite et son activité sans relâche, réduite tour à tour à se nourrir de larves d’insectes ou à souffrir de la faim, fait éclater à nos yeux la disproportion entre les moyens et la fin. — À cet égard, l’étude du règne animal abandonné à lui-même dans les régions inhabitées est aussi très instructive. Nous en trouvons une belle peinture, ainsi que des souffrances que, sans la participation de l’homme, la nature prépare d’elle-même à ses créatures, dans les Tableaux de la nature de Humboldt, 2e édit., pages 30 et suiv. ; Humboldt ne manque pas non plus, page 44, de jeter un coup d’œil sur les souffrances analogues qu’endure la race humaine, toujours et partout divisée en deux camps et en lutte contre elle-même. C’est cependant encore dans l’existence simple des animaux, facile à embrasser du regard, qu’on peut saisir plus aisément le néant et la vanité des efforts de tout le phénomène. La variété des organisations, la perfection des moyens qui servent à conformer chacune d’entre elles en vue de son milieu et de sa proie, présentent ici un contraste nettement tranché avec l’absence de tout but final supposable ; à la place de cette fin, un instant de bien-être, une puissance passagère, dont la condition préalable est le besoin, de longues et nombreuses douleurs, un combat incessant, bellum omnium, l’obligation pour chacun d’être tour à tour chasseur et gibier, tumulte, privation, misère et angoisse, cris et hurlements, voilà tout ce qui nous apparaît ; et tout cela continuera ainsi, in secula seculorum, ou jusqu’à ce que l’écorce de notre planète vienne encore une fois à éclater. Junghuhn raconte avoir aperçu à Java une plaine couverte d’ossements à perte de vue, et qu’il prenait pour un champ de bataille : ce n’étaient pourtant, et rien de plus, que les squelettes de grandes tortues, longues de cinq pieds, larges et hautes de trois, qui, au sortir de la mer, prennent ce chemin pour aller déposer leurs œufs ; elles sont alors assaillies par des chiens sauvages (canis rutilans), qui, réunis en troupes, les renversent sur le dos, leur arrachent la carapace inférieure, les petites écailles du