Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/327

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plus puissante qu’aucun autre. Il est partout tacitement supposé, comme inévitable et nécessaire, et n’est pas, à l’exemple des autres désirs, affaire de goût et d’humeur : car il est le désir qui forme l’essence même de l’homme. En conflit avec lui, aucun motif n’est assez solide pour se flatter d’une victoire certaine. Il est tellement pour nous l’affaire principale que, forcés de renoncer à le satisfaire, nous ne trouvons de dédommagement dans aucune autre jouissance, et, pour l’assouvir, l’animal et l’homme affrontent aussi tous les dangers, toutes les luttes. Une expression naïve de ce sentiment naturel est, sur la porte ornée d’un phallus du lupanar de Pompéi, l’épigraphe connue : Hic habitat felicitas, naïveté à l’égard de celui qui entrait, sarcasme ironique à l’adresse de celui qui sortait, trait en soi-même plaisant et humoristique. — Nous trouvons, au contraire, une expression grave et digne du pouvoir infini de l’instinct générateur dans l’inscription gravée par Osiris (selon Théo de Smyrne, De musica, ch. xlvii) sur une colonne qu’il consacrait aux dieux éternels : « À l’esprit, au ciel, au soleil, à la lune, à la terre, à la nuit, au jour, et au père de tout ce qui est et ce qui sera, à Eros » ; et de même dans la belle apostrophe par laquelle Lucrèce ouvre son poème :

Æneadum genetrix, hominum divumque voluptas,
Aima Venus, etc.

À tout cela répond le rôle important que jouent les rapports sexuels dans le monde humain, où ils sont, à vrai dire, le centre invisible de tous les actes et de tous les faits, qui ressort de toutes parts sous les voiles dont on essaie de le couvrir. L’instinct sexuel est cause de la guerre et but de la paix ; il est le fondement de toute action sérieuse, l’objet de toute plaisanterie, la source inépuisable des mots d’esprits, la clef de toutes les allusions, l’explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif, la pensée et l’aspiration quotidienne du jeune homme et souvent aussi du vieillard, l’idée fixe qui occupe toutes les heures de l’impudique et la vision qui s’impose sans cesse à l’esprit de l’homme chaste ; il est toujours une matière à raillerie toute prête, justement parce qu’il est au fond la chose du monde la plus sérieuse. Le côté piquant et plaisant du monde, c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible. Mais en fait on voit à tout moment cet instinct se placer de lui-même, en maître véritable et héréditaire du monde, par la seule plénitude de son pouvoir, sur son trône séculaire et jeter de là des regards méprisants, mêlés de rire, sur les dispositions prises pour l’enchaî-