Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petits, va au-devant de tous les dangers, et dans bien des cas même au-devant d’une mort assurée. Chez l’homme cet amour instinctif des parents trouve un guide et une règle dans la raison, c’est-à-dire dans la réflexion ; parfois aussi il y trouve un obstacle, qui, pour les mauvaises natures, peut aller jusqu’à la méconnaissance complète de cet instinct : aussi est-ce chez les animaux que nous pouvons en observer les effets dans leur état le plus pur. En soi-même il n’est pourtant pas moins fort chez l’homme, et, là aussi, nous le voyons, dans certains cas, surmonter l’amour de soi et s’élever jusqu’au sacrifice de la vie individuelle. Par exemple, les journaux français nous rapportaient naguère encore qu’à Chabars, dans le département du Lot, un père s’était enlevé la vie, pour faire de son fils, atteint par le sort et astreint au service militaire, un fils aîné de veuve et lui assurer ainsi un cas de dispense. (Galignani’s Messenger du 22 juin 1843.) Cependant chez les animaux, incapables de réflexion, l’instinct de l’amour maternel se manifeste sans intermédiaire et sans altération, par suite dans une pleine clarté et dans toute sa force. Au fond il est chez l’animal l’expression de la conscience que son être véritable réside plus directement dans l’espèce que dans l’individu, et qu’alors il lui faut sacrifier sa vie pour maintenir l’espèce dans ses petits. Ici donc, comme aussi dans l’instinct sexuel, la volonté de vivre devient dans une certaine mesure transcendante, puisqu’elle étend sa conscience, inhérente à l’individu, par-delà cet individu même, jusqu’à l’espèce. Pour ne pas donner seulement une idée abstraite de cette seconde manifestation de la vie de l’espèce, mais la rendre présente à l’esprit du lecteur dans toute sa grandeur et toute sa réalité, je vais produire quelques exemples de la puissance infinie de l’instinct d’amour maternel.

Poursuivie, la loutre marine saisit son petit et plonge avec lui : revient-elle, pour respirer, à la surface de l’eau, elle le couvre de son corps et, pendant qu’il se sauve, reçoit les traits du chasseur. — On ne tue une jeune baleine que pour attirer la mère, qui accourt à son aide et l’abandonne rarement, tant qu’elle vit encore, même atteinte par plusieurs harpons. (Scoreby, Journal d’un voyage de pêche à la baleine, traduit de l’anglais par Kries, p. 196.) — Près des trois Iles Royales, dans la Nouvelle-Zélande, vivent des phoques de grandeur colossale, appelés éléphants de mer (phoca proboscidea). Ils nagent en troupe bien ordonnée tout autour de l’île, et se nourrissent de poisson ; mais ils trouvent sous les eaux certains ennemis, à nous inconnus et terribles, dont ils reçoivent souvent de cruelles blessures ; aussi leurs courses en commun exigent-elles une tactique toute spéciale. Les femelles mettent bas sur le rivage ; pendant le temps de l’allaitement qui suit, durant environ sept à huit