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vue objective de l’intellect

par conséquent de l’organisme, l’entendement opère le passage à la cause de cette impression, cause qu’au moyen de la forme de causalité il projette au dehors comme distincte de la personne propre, ce point, dis-je, peut être considéré comme la limite entre le monde comme volonté et le monde comme représentation ou si l’on veut comme le berceau de ce dernier. Mais, dans l’homme cette spontanéité de l’activité cérébrale, laquelle est en dernière instance un don de la volonté, va plus loin encore que la simple intuition et la perception immédiate des relations causales ; ici elle va jusqu’à former avec ces intuitions des concepts abstraits, à opérer avec ceux-ci, c’est-à-dire à penser, opération qui fait le fonds de ce qu’on appelle la raison humaine. Les pensées sont donc on ne peut plus éloignées des affections du corps, car celles-ci, le corps n’étant que l’objectivation de la volonté, peuvent, même dans les organes des sens pourvu qu’elles y soient vives, dégénérer sur-le-champ en douleur. La représentation et la pensée peuvent donc, en raison de ce que nous avons dit, être considérées elles aussi comme l’efflorescence de la volonté, en ce sens qu’elles naissent du développement et de l’achèvement suprême de l’organisme, et que celui-ci, en lui-même et en dehors de la représentation, n’est autre chose que la volonté. Sans doute, dans mon explication, l’existence du corps suppose le monde de la représentation, en tant que comme corps ou objet réel il n’est que dans ce monde ; et d’autre part, la représentation suppose tout autant le corps, puisqu’elle ne naît que par une fonction de ce corps. Ce qui sert de base à toute la phénoménalité, et qui seul est en soi et originel, c’est exclusivement la volonté : car c’est elle qui par ce processus même prend la forme de la représentation, c’est-à-dire entre dans l’existence secondaire d’un monde d’objets, autrement dit dans la connaissance.

Les philosophes antérieurs à Kant, à peu d’exceptions près, ont attaqué ce progrès de notre connaissance du côté où il ne fallait pas le faire. Ils partaient en effet d’une prétendue âme, d’une essence dont la nature intérieure et la fonction propre consistent dans la pensée, dans la pensée abstraite même à proprement parler ; cette âme simple s’exerce sur de purs concepts qu’on lui accorde d’autant plus complètement qu’ils sont plus éloignés de toute réalité intuitive. (Je prierai le lecteur de consulter la remarque à la fin du § 6 de mon écrit de concours sur le Fondement de la morale.) Cette âme est passée, on ne saurait concevoir comment, dans le corps, où sa pensée pure ne subit que des perturbations, par les impressions sensibles et les intuitions d’abord, et plus encore par les désirs que celles-ci provoquent, enfin par les affections et les passions dans lesquelles se transforment à leur tour ces derniers ;