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Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/126

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éternité de la vie ; plus subtil que le nectar, puisqu’il crée des êtres si étrangement brillants ; plus juste que tous les dieux, puisqu’il réunit ceux qui sont faits pour s’aimer !

« Mais si tu es femme née de chair humaine, tu es mienne — pour toujours — car je veux donner tout ce qui est à moi pour te posséder… »

Elle fixa sur moi ses yeux miroitants entre les cils d’or, s’approcha lentement et s’assit dans une pose douce qui faisait battre mon cœur. « Est-il vrai ? murmura-t-elle. Donnerais-tu ta fortune pour m’avoir ? » Elle secoua la tête avec incrédulité.

Je vous dis que la folie me tenait. Je saisis mon carnet de chèques — je le signai en blanc et je le lançai dans la chambre — il rebondit sur le parquet. « Hélas ! dit-elle, aurais-tu le courage d’être mendiant pour être à moi ? Il me semble que je t’aimerais mieux ; dis, veux-tu ? » Elle me déshabillait légèrement. Alors la vieille femme jaune amena le mendiant qui était devant la porte ; il entra en hurlant et il eut mes vêtements d’apparat avec lesquels il s’enfuit ; moi j’eus son manteau rapiécé, son feutre troué, son écuelle, sa cuillère et sa sébile.

Et quand je fus ainsi accoutré : « Va, » dit-elle, et elle frappa dans ses mains.

Les lampes s’éteignirent, les panneaux tombèrent. La fille de l’Opium s’évanouit. À la clarté confuse des murs je vis le vieux homme au foulard rouge, la vieille à la robe jaune, le hideux mendiant vêtu de