Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/152

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Nous avons des instruments appropriés à toutes les dentitions. Si vous voulez prendre place, monsieur, ce sera l’affaire d’un moment. »

Je savais que ce démon tenait entre ses mains la vie de ma mâchoire ; je le savais, je n’eus pas la force de résister à ses instances. Sa politesse infernale émoussait ma colère. Je me rassis, et, pendant une heure, il lima mes pauvres dents découronnées. Et puis, avec un crochet, il ôta le tartre, et les déchaussa. Ensuite, il les polit avec une sorte de sable de vitrier. Après, il fourragea les jointures avec des espèces de ciseaux à froid. Il m’enfonça dans la langue un outil pointu, sous prétexte d’explorer les racines. Enfin, il entrechoqua tous les instruments, fourra dans ma bouche ses doigts méphitiques et ramena au bout d’une pince deux fragments microscopiques de feuilles de tabac. Il les promena sous mes yeux avec exultation et dit : « Voilà ce que j’avais pris pour une gingivite alvéolo-infectieuse. »

Alors, je me redressai de toute ma hauteur, et je lui crachai ces paroles à la figure : « Monsieur, vous êtes un être infect, saumâtre et marécageux. Je fumais innocemment un cigare ; vous avez troublé ma quiétude en me déclarant atteint d’une maladie dentaire. Ensuite, au lieu de me laisser en proie à cette gingembre… comment… alcali volatil qui, peut-être, m’eût emporté bien doucement, vous avez percé, broyé, poli, tourné, fendu, crispé, ratissé, raboté, tarabusté, démantibulé la mâchoire que m’avaient