Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/275

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sentaient battre leur gorge pour ce « crève-cœur » qui crânait.

Devant trottinait une marmiteuse mince, dont les grands yeux pâles mangeaient la figure, ridée comme un poing osseux. Chacun de ses pas semblait tomber sur un ressort, tant elle saccadait sa marche, et les jupes tournaient toutes les fois que le pied se posait. Courant à la manière d’un papillon de nuit qui volète en cercles incertains, elle allait d’un trottoir à l’autre, faisant halte et repartant par sauts, levant les yeux aux fenêtres d’hôtel, avec des mines d’entrer chez les marchands de vin, parce qu’elle se sentait traquée.

L’homme la filait, impassible devant ses crochets. Il y avait deux ans qu’il la tenait par la peur. Il lui avait promis de la marquer, si jamais elle se mettait avec quelqu’un, de lui crever les yeux à la « fourchette, » de lui couper l’oreille d’un coup de dents, de lui manger le sein, de lui ouvrir l’estomac du pied. La petite devenait blanche en y pensant : elle se souvenait d’une amie dont la gorge pendait saignante, comme une grenade éventrée. L’homme était si traître qu’il la mordrait à travers son corsage — le temps d’un bond.

Elle était la première que le crève-cœur n’eût pas éblouie de séduction. Il était si accoutumé à sentir des femmes rampantes lui caresser les hanches, à entendre des paroles douces de lèvres qui imploraient. Dans les « guinches » où il cherchait fortune, parmi les couples entrelacés levant la jambe au son