Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/73

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On en pouvait s’imaginer une vie si étrange : deux êtres de même taille, et sans figure. Les crânes, couverts de cheveux ras, portaient deux plaques rouges, simultanément et semblablement taillées, avec des creux aux orbites et trois trous pour la bouche et le nez.

Ils reçurent à l’ambulance les noms de Sans-Gueule nº 1 et Sans-Gueule nº 2. Un chirurgien anglais, qui faisait le service de bonne volonté, fut surpris du cas, et y prit intérêt. Il oignit les plaies et les pansa, fit des points de suture, opéra l’extraction des esquilles, pétrit cette bouillie de viande, et construisit ainsi deux calottes de chair, concaves et rouges, identiquement perforées au fond, comme les fourneaux de pipes exotiques. Placés dans deux lits côte à côte, les deux Sans-Gueule tachaient les draps d’une double cicatrice arrondie, gigantesque et sans signification. L’éternelle immobilité de cette plaie avait une douleur muette : les muscles tranchés ne réagissaient même pas sur les coutures ; le choc terrible avait anéanti le sens de l’ouïe, si bien que la vie ne se manifestait en eux que par les mouvements de leurs membres, et par un double cri rauque qui giclait par intervalles entre leurs palais béants et leurs tremblants moignons de langue.

Cependant ils guérirent tous deux. Lentement, sûrement, ils apprirent à conduire leurs gestes, à développer les bras, à replier les jambes pour s’asseoir, à mouvoir les gencives durcies qui revêtissaient encore