Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/74

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leurs mâchoires cimentées ; ils eurent un plaisir, qu’on reconnut à des sons aigus et modulés, mais sans puissance syllabique : ce fut de fumer des pipes dont les tuyaux étaient tamponnés de pièces de caoutchouc ovales, pour rejoindre les bords de la plaie de leur bouche. Accroupis dans les couvertures, ils respiraient le tabac ; et des jets de fumée fusaient par les orifices de leur tête : par le double trou du nez, par les puits jumeaux de leurs orbites, par les commissures des mâchoires, entre les squelettes de leurs dents. Et chaque échappement du brouillard gris qui jaillissait entre les craquelures de ces masses rouges était salué d’un rire extra-humain, gloussement de la luette qui tressaillait, tandis que leur reste de langue clapotait faiblement.

Il y eut une émotion dans l’hôpital, quand une petite femme en cheveux fut amenée par l’interne de service au chevet des Sang-Gueule, et les considéra l’un après l’autre d’une mine terrifiée, puis fondit en larmes. Dans le cabinet du médecin en chef elle expliqua, entre des sanglots, qu’un de ces deux-là devait être son mari. On l’avait noté parmi les disparus ; mais ces deux blessés, n’ayant aucune marque d’identité, étaient dans une catégorie particulière. Et la taille ainsi que la largeur d’épaules et la forme des mains lui rappelaient invinciblement l’homme perdu. Mais elle était dans une affreuse perplexité : des deux Sans-Gueule, quel était son mari ?