Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/81

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juge rouge. Je ne rirais pas des rapports de vos médecins, et je ne verrais pas sur le plafond de ma cellule la figure glabre, la redingote noire et la cravate blanche de l’idiot qui m’a déclaré irresponsable. Non, je ne le verrais pas — car les fous n’ont pas d’idée précise ; au lieu que je suis mes raisonnements avec une logique lucide et une clarté extraordinaire qui m’étonnent moi-même. Et les fous souffrent au sommet du crâne ; ils croient, les malheureux ! que des colonnes de fumée fusent, en tourbillonnant, de leur occiput. Tandis que mon cerveau, à moi, est d’une telle légèreté qu’il me semble souvent avoir la tête vide. Les romans que j’ai lus, auxquels je prenais plaisir jadis, je les embrasse maintenant d’un coup d’œil et je les juge à leur valeur ; je vois chaque défaut de composition — au lieu que la symétrie de mes propres inventions est tellement parfaite que vous seriez éblouis si je vous les exposais.

Mais je vous méprise infiniment ; vous ne sauriez les comprendre. Je vous laisse ces lignes comme dernier témoignage de ma raillerie et pour vous faire apprécier votre propre insanité quand vous trouverez ma cellule déserte.

Ariane, la pâle Ariane auprès de laquelle vous m’avez saisi, était brodeuse. Voilà ce qui a fait sa mort. Voilà ce qui fera mon salut. Je l’aimais d’une passion intense ; elle était petite, brune de peau et vive des doigts ; ses baisers étaient des coups d’aiguille,