Page:Scientia - Vol. X.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
373
COURNOT ET LE PRAGMATISME

se sert le savant sont arbitraires, les prétendues conventions ne le sont pas. L’indétermination entre les conceptions théoriques n’est qu’apparente. — Mais alors qu’est-ce donc qui fera reconnaître la meilleure ?

Tout d’abord l’ordre logique le plus clair et le plus rigoureux la désignera-t-il ? Certes l’excellent professeur qu’a été Cournot apprécie la valeur pédagogique de semblables qualités, mais il n’en est pas dupe. Contre la vieille géométrie grecque il s’associe aux reproches de Port Royal : elle produit la certitude par ses démonstrations rigoureuses, mais souvent elle ne fait pas comprendre les vérités qu’elle énonce, elle n’en donne pas la raison. Ayant à choisir lui-même, à propos du calcul infinitésimal, entre la méthode leibnitienne des différentielles et la méthode des dérivées, il reconnaît la supériorité logique de la seconde, qui justifie son emploi dans l’enseignement, mais il juge la première beaucoup plus vraie, parce (pie, à ses yeux, les rapports différentiels sont des fictions tandis que les différentielles elles-même existent dans la nature. L’ordre logique n’est rien près de l’ordre rationnel.

Alors il reste au moins le contrôle de l’expérience ? Cournot déclare, il est vrai, nous l’avons vu, que la raison des choses n’a rien qui puisse être constaté par l’expérience sensible, et dès lors aucune théorie rationnelle ne sera susceptible d’être placée sous l’observation directe. Aucune ne sera assimilable à l’hypothèse provisoire des positivistes, simple anticipation sur les faits tôt ou tard constatée ou démentie par eux. Tout cela est clair ; mais du moins l’expérience ne peut elle fournir un contrôle indirect ? Même traduite en éléments idéels, une théorie rationnelle aboutit à des faits observables. Et si deux conceptions différentes conduisent à des conséquences différentes sur un point qui peut être soumis à l’épreuve de l’observation sensible, celle-ci n’apportera-t-elle pas le critérium décisif de la vérité de l’une, de la fausseté de l’autre ? Cournot se pose la question comme se la poseront nos contemporains, et, comme M. Poincaré ou M. Duhem, il rejette la possibilité de trouver l’experimentum crucis. Il ne le dit pas en ces termes mêmes, mais on peut juger de l’analogie de pensée par cette page que j’emprunte au Traité de l’enchaînement des idées fondamentales (120), et où il cite et discute la pensée de Laplace.