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piquillo alliaga.

bien de temps… puis on m’a renvoyé en me disant : Cherche ta vie, paresseux ! J’avais faim… j’ai mendié… et puis j’ai été malade… chacun me disait : Va-t’en, tu as la fièvre… cela se gagne ! tout le monde s’éloignait de moi.

Pedralvi lui tendit brusquement la main, que Piquillo serra avec reconnaissance.

— Et enfin, continua-t-il, je n’ai rien… je ne sais où aller… Voilà mon histoire.

— Moi, dit Pedralvi, je me rappelle ma mère… je la vois encore… elle était grande et forte, et me portait sur son dos. Un jour, nous venions de Grenade, nous descendions d’une montagne qu’on appelait les Alpujarras, et j’ignore comment cela s’était fait, mais des hommes en soutane noire s’étaient emparés de moi, malgré ses cris et les miens. Ils me jetaient de l’eau froide sur la tête, en proférant des mots barbares que je ne comprenais pas… et ma mère s’écriait : Il n’est pas chrétien… il ne le sera jamais… ni moi non plus, et elle essayait, en me frottant le front, d’effacer ce qu’elle nommait une tache, une souillure… et alors ils l’ont tuée !

— Tuée ! s’écria Piquillo avec effroi.

— Oui… en l’appelant hérétique et damnée.

— Hérétique ! répéta l’enfant, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Je n’en sais rien… mais son sang coulait… je l’ai vu… et elle me disait en me le montrant : Pedralvi… mon fils, souviens-toi !… Puis tout à coup elle est devenue pâle… ses membres se sont roidis, et elle a cessé de parler. Ce qui a suivi… je ne me le rappelle pas. Je sais seulement que dans un bois j’ai rencontré des bohémiens… qui m’ont emmené avec eux… Puis un jour ils ont été attaqués… encore par des hommes en noir qu’on appelait des alguazils. Chaque mère s’est enfuie emportant son enfant… Moi qui n’avais pas de mère, je suis resté… sur la grande route ! Depuis ce temps je marche devant moi… je chante et je mendie… Voilà mon histoire.

Les deux orphelins, les deux amis se tendirent de nouveau la main en se disant : mon frère ! Et, en effet, dans leur teint basané, dans leurs yeux noirs et expressifs, dans la coupe de leurs traits, il y avait un air de parenté, de famille ou du moins de race et de tribu.

— Maintenant, dit Piquillo en regardant tristement la dernière côte de melon qui avait disparu, notre dîner est fini.

— Fini ! dit le bohémien, et j’ai faim.

— Moi aussi !

— Plus qu’auparavant, je crois ! et pas d’espoir d’un second service.

— Peut-être, dit une douce voix qui partait d’en haut, et à une fenêtre qui venait de s’ouvrir apparut une jeune fille en costume mauresque. C’était une petite servante de l’hôtel du Soleil-d’Or, Juanita, qui leur dit : Tenez, mes enfants ; et elle leur jeta un gros morceau de pain blanc et les restes d’un déjeuner que venaient de faire deux jeunes étudiants de Saragosse, arrivés de la veille à Pampelune pour assister à l’entrée du roi et de la cour.

Jamais banquet royal, jamais diner de ministre ne vit des conviés plus joyeux, plus ravis, plus enivrés. Stimulé par ces mets fortifiants, leur appétit, qui n’avait été qu’endormi, se réveilla jeune et splendide : tous les malheurs furent oubliés, et chacun dans ce moment n’eût pas troqué son sort contre celui du roi d’Espagne ; mais la reconnaissance de l’estomac n’excluait pas chez eux celle du cœur, et de temps en temps ils oubliaient de manger, et s’arrêtaient pour lever des yeux pleins de tendresse vers leur providence, vers la petite servante qui, restée à la croisée, jouissait avec bonheur de son ouvrage et de leur appétit. Ce riant tableau, que Pantoja de la Cruz, premier peintre de Philippe III, n’eût pas jugé indigne de ses pinceaux, fut tout à coup troublé par un cri que poussa la providence, je veux dire la servante navarraise, et auquel Piquillo répondit par un second cri en se sentant vigoureusement secouer l’oreille. C’était le seigneur Ginès Pérès de Hila, le propriétaire du Soleil-d’Or, que Juanita avait signalé la première du haut de son observatoire, et que, tout entiers à leur appétit, nos deux épicuriens n’avaient pas entendu arriver.

— Ah ! ah ! c’est donc ainsi qu’on me vole ! s’écria l’hôtelier d’une voix terrible, en lançant vers Juanita un regard menaçant dont l’effet fut perdu, car la pauvre servante avait déjà refermé la fenêtre. L’aubergiste furieux, tenant toujours d’une main l’oreille de Piquillo, voulut de l’autre ramasser les reliefs du festin ; mais le petit bohémien, plus leste que lui, avait déjà fait une râfle générale des provisions restantes, les avait entassées à la hâte dans une espèce de bissac qu’il portait sur son dos et qui n’avait pas l’habitude d’être rempli… Puis, jetant dans l’oreille de son compagnon ces mots prononcés rapidement et à voix basse : « À ce soir, derrière l’église Saint-Pacôme, » il disparut comme un éclair.

Piquillo eût bien voulu le suivre, mais l’une de ses oreilles était toujours en otage dans les mains du farouche hôtelier, et puis il lui semblait, par un sentiment instinctif de générosité et de justice, qu’il devait rester pour défendre leur bienfaitrice.

— Battez-moi, dit-il résolument à son adversaire, car le repas lui avait rendu ses forces, et la force lui avait rendu le courage. Battez-moi, si vous le voulez, mais ne grondez pas la jeune fille !

— Juanita ! s’écria l’aubergiste, c’est une petite friponne que je renverrai chez son oncle Gongarello, le barbier… J’avais consenti à la prendre pour rien ; mais je vois que, même à ce prix-là, elle me coûte cher, et que j’y perds encore ! Toute cette race de Maures ne vaut pas la corde qu’on emploie pour les pendre, ou le bois qu’on achète pour les brûler !

— Grâce pour elle ! reprit l’orphelin, et je vous servirai et je vous obéirai en tout.

— Soit, dit l’aubergiste, à qui il venait par hasard de naître une idée, et c’était pour lui une bonne fortune si rare qu’elle devait le disposer à l’indulgence. Soit, je te pardonnerai ainsi qu’à Juanita, et je te donnerai même un réal…

— Un réal ! fit Piquillo, tout étonné et en ouvrant de grands yeux, est-ce de l’or ?

— À peu près ! c’est vingt maravédis[1].

— Vingt maravédis !

  1. Vingt-six centimes