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piquillo alliaga.

louer sa métairie beaucoup plus cher à un autre.

Quant à l’année d’arrérages que lui devait son malheureux fermier, il la lui avait fait payer, en vendant à vil prix son troupeau, ses instruments aratoires et toute la monture de sa ferme.

C’est ainsi que le pauvre Maure et toute sa famille avaient quitté Cuença et se rendaient dans le royaume de Valence, convertis et chassés, chrétiens, mais ruinés.

Sidi-Zagal avait à peine achevé ce récit, que Piquillo, se levant, paya sa dépense et celle de ses pauvres convives ; tous les voyageurs qui avaient dîné dans l’hôtellerie s’étaient successivement remis en route, et Piquillo en allait faire autant.

— Que comptez-vous faire ? dit-il au Maure.

— Chercher de l’ouvrage pour moi et les miens. On dit que dans le royaume de Valence il y en a toujours pour nous autres enfants d’Ismaël.

Nos frères qui sont riches nous font travailler et nous pardonnent d’être chrétiens. Ils savent bien que ce n’est pas notre faute.

Comme il disait ces mots, on entendit le bruit d’une voiture, et plusieurs individus entrèrent dans l’hôtellerie faisant un bruit proportionné à leur importance. C’était à ne pas s’entendre.

— Un bon diner, de bon vin, et ce qu’il y aura de mieux ! cria l’un des voyageurs d’une voix haute.

— Voici, messeigneurs, dit humblement l’hôtelier.

— Quels sont ces nouveaux venus ? demanda tout bas Piquillo.

— Des gens du fisc.

— Et celui qui est à leur tête, ce gros homme ?

— Le receveur de la province de Valence, don Lopez d’Orihuela. Piquillo salua.

Le gros homme avait les bras trop courts pour atteindre jusqu’à son chapeau, car il ne salua pas, et n’eut pas l’air d’apercevoir Piquillo. Mais il jeta un regard de mépris et d’étonnement sur Sidi-Zagal et sa famille.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il à l’hôtelier en les montrant du bout de sa canne à pomme d’or.

— Des Maures, ou plutôt de nouveaux chrétiens qui viennent de la Nouvelle-Castille, et se rendent dans le royaume de Valence.

— Eh bien ! ont-ils payé le droit de mutation ?

— Comment cela ? dit Piquillo.

Don Lopez d’Orihuela ne le regarda pas davantage, et continua sans répondre à personne :

— Ne savez-vous pas que des Maures, fussent-ils des chrétiens de fraîche date, ne peuvent point passer d’une province dans une autre et s’y établir… sans payer des droits au gouvernement ?

— Quelle tyrannie ! s’écria Piquillo, à qui l’hôtelier faisait vainement signe de se taire.

— Hein !… qu’est-ce ? qui a parlé ? continua le gros homme. C’est trois ducats par tête. Vous êtes neuf : vingt-sept ducats à payer au roi, représenté par moi.

El il tendit la main.

— Mais, monsieur, dit Piquillo, ces malheureux sont sans un maravédis.

— Ça ne me regarde pas. Ils paieront ou rebrousseront chemin, et n’entreront point dans le royaume de Valence.

— Et s’ils s’adressaient à votre générosité…

— Je ne répondrais qu’un mot : Je ne suis point payeur, mais receveur du roi. J’ai acheté ma charge assez cher, et Murvieo, monsecrétaire, ici présent, vous dira que je suis moi-même gêné, que le duc de Lerma nous demande toujours des versements en avance.

— Et Votre Excellence est en retard des deux derniers, ajouta le secrétaire.

— On ne vous demande pas cela ! répliqua sèchement don Lopez. Grâce au ciel, j’ai du crédit.

— Mais vous n’en faites point ! s’écria Piquillo ; et si l’on était pour vous aussi impitoyable que vous l’êtes pour les autres…

— Qu’est-ce à dire ? s’écria le receveur furieux. Je n’ai besoin de personne… moi !

— Peut-être ! s’écria une voix forte et vibrante qui partait de l’autre extrémité de la salle.

Tous les yeux se tournèrent de ce côté, et l’on vit, enveloppé dans un manteau, un beau jeune homme, de vingt-huit à vingt-neuf ans, adossé contre la muraille, immobile comme une statue, et qui, entré depuis quelques instants, n’avait pas perdu un mot de cette conversation.


XXVII.

les rencontres.

L’arrivée et la voix de l’inconnu avaient surpris tous les assistants, mais le receveur des finances, don Lopez d’Orihuela, fut celui sur lequel cette apparition produisit le plus d’effet.

Il oublia le dîner qu’on venait de lui servir, se leva sur-le-champ d’un air interdit, et ce qu’il y eut de plus étonnant, ses bras s’étaient tellement allongés par l’effet de la frayeur, qu’il ôta facilement son chapeau, et s’inclina même avec une souplesse que l’ampleur de son ventre n’aurait pas fait croire vraisemblable.

— Le seigneur Yézid ! s’écria-t-il.

— Lui-même, seigneur don Lopez d’Orihuela ! Remettez votre chapeau, et n’interrompez pas pour moi votre dîner, répondit le jeune homme, qui semblait grandir en ce moment de toute l’humilité du receveur. Vous demandiez, je crois, vingt-sept ducats pour ces pauvres gens… y compris ces enfants… c’est beaucoup.

— Certainement… dit don Lopez en balbutiant, je n’avais pas vu qu’il y avait des enfants.

— N’importe ! personne plus que nous ne respecte les droits du roi et du fisc… Il faut rendre à César ce qui appartient à César.

Et il jeta sur la table les vingt-sept pièces d’or.

— Quoi ! vous daignez, seigneur Yézid, vous occuper d’une misère pareille… Nous aurions réglé cela demain ensemble… car je me rendais de ce pas chez vous.

— Épargnez-vous cette peine ! ni mon père ni moi n’avons plus d’affaires à traiter avec vous.

— Quoi ! ce crédit que vous daigniez m’ouvrir…

— Ce jeune homme avait raison, dit Yézid en montrant Piquillo, pourquoi vous ferait-on crédit, vous