Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
151
piquillo alliaga.

l’intérêt de son amour le voulait ; c’était le seul moyen d’avoir auprès de lui celle qu’il aimait.

Il avait répondu à la comtesse : « Plus tard vous aurez ma réponse. »

Mais cette réponse ne pouvait être douteuse, et la comtesse assembla son conseil pour lui faire part de l’heureuse situation de leurs affaires. D’Uzède, ravi, approuva tout ; le père Jérôme réfléchit sans rien dire, et Escobar, secouant la tête, trouva que, dans sa précipitation, la comtesse avait agi…

— Trop brusquement ! s’écria-t-elle.

— Non, trop franchement.

— Quel inconvénient, puisque je suis sûre de l’emporter !

— Puisque le succès est certain ! s’écria le duc.

— Alors, dit Escobar gravement, alors, monsieur le duc, si vous êtes sûr du succès, il y a pour vous et pour vos intérêts un parti à prendre sur-le-champ.

— Et lequel ?

Escobar s’arrêta, persuadé que le duc l’avait deviné ; mais voyant qu’il ne devinait rien, il ajouta froidement :

— C’est de prévenir votre père du complot.

— Y pensez-vous ! s’écrièrent à la fois Uzède et la comtesse en poussant un éclat de rire.

— Monsieur le recteur s’égare, dit le duc ; la joie de sa nouvelle place lui a fait perdre la raison.

Escobar le regarda d’un air où perçait une légère nuance de mépris, et il continua :

— Si vous tenez à la succession d’un homme que l’on dit plus riche que le roi d’Espagne ; si vous tenez à l’opinion de quelques personnes timorées qui se formaliseront peut-être de voir le père renversé par le fils, il faut que ce soit le duc de Lerma lui-même qui, forcé de quitter le pouvoir, vous force à le prendre, espérant ainsi le continuer en vous.

— Escobar a raison, dit le père Jérôme en contemplant le moine avec admiration.

— Voilà pour vos intérêts, continua Escobar du même ton, lentement et gravement. Voici maintenant pour les nôtres. En avertissant le ministre qu’il y a un complot contre lui, sans entrer dans aucun autre détail, vous ne lui servez à rien et vous conservez toute sa confiance. Il vous dira ce qu’il a fait, ou vous préviendra de ce qu’il compte faire ; il est toujours utile et loyal de connaître le plan de son ennemi ; quand on possède le secret de son adversaire, quand ce secret est connu de vous comme de lui, c’est ce que j’appelle combattre à armes égales.

Le père Jérôme se leva, prit la main d’Escobar qu’il serra en témoignage d’estime, et se retournant vers le duc, il lui dit :

— Croyez ses maximes et suivez-les.

— Quel dommage, mon père, dit la comtesse, que vous ne les réunissiez pas en un corps de volumes !

— Je m’en occupe, dit froidement Escobar, et je l’achèverai dans notre pieuse retraite d’Alcala d’Hénarès.

Uzède suivit l’avis d’Escobar. Il se rendit le lendemain de bon matin chez le duc de Lerma et le trouva prenant des mesures d’ordre pour un bal que le roi donnait le soir même à la cour.

— Qu’avez-vous donc, Uzède ? dit le ministre en lui voyant un air grave et sombre.

— Je crains, monseigneur, d’avoir de mauvaises nouvelles à vous annoncer, et je suis d’autant plus contrarié, que les appréhensions que j’éprouve ne reposent sur rien de réel et de positif. C’est un vague sentiment d’inquiétude, un instinct peut-être qui me fait craindre pour vous. Tenez-vous sur vos gardes… il y a quelque complot.

— Je le sais, dit à voix basse le ministre.

— En vérité ! dit Uzède avec terreur.

— Un complot de la comtesse d’Altamira.

— Ce n’est pas possible ! dit le fils coupable en pâlissant.

— Allons, mon fils, vous voilà tout pâle et tout défait… ne tremblez pas pour moi, et rassurez-vous… je sais tout… ou presque tout !

— Ah ! se dit le duc en lui-même, Escobar avait bien raison. La comtesse d’Altamira, poursuivit-il tout haut et en balbutiant, veut vous renverser… Quelques mots échappés hier soir au roi… me l’ont fait supposeïr ; voilà tout ce que j’ai pu découvrir.

— Et moi, je connais le reste. La comtesse veut donner au roi pour maîtresse sa nièce Carmen, la fille du loyal et brave don Juan d’Aguilar !… c’est indigne !

— C’est infâme ! dit Uzède en tremblant, mais elle ne pourra réussir.

— Elle y était parvenue ! elle demandait mon renvoi, et, ce que vous ne croirez jamais… car on ne peut se douter combien il y a d’ingratitude à la cour !… croiriez-vous, mon fils, s’écria-t-il en lui prenant la main, que le roi y consentait !

— Il a donné son consentement ? dit Uzède.

— Mieux encore ! il l’a signé. Je l’ai là dans ma poche, écrit de sa main.

— Voilà qui est bien singulier, balbutia Uzède, et comment avez-vous eu le talent… et l’habileté…

— Rien de plus simple !… Le roi n’écrit jamais… Hier, une lettre de sa main, adressée à la comtesse d’Altamira, a été envoyée…

— Comment le savez-vous ?

— Par le valet de confiance chargé de la remettre et qui me l’a apportée. Depuis deux jours, mon fils, le roi est environné d’espions, et ne fait pas un seul pas dont on ne me rende compte.

— Mais songez que c’est vous exposer…

— À quoi ?

— Il y va de la tête !

— Mais de l’autre côté… il y va du pouvoir !

— Et pour le conserver, vous sacrifieriez…

— Tout au monde… tout ! dit-il avec un accent qui fit trembler Uzède, à commencer par moi !

— Et cette lettre… que disait-elle ?

— La voici, dit le ministre, elle n’est pas longue.

Il la tira de sa poche et lut :

« Madame la comtesse, je n’ai point oublié notre dernière conversation ; si, pour vous convaincre de mon amour, si, pour obtenir celui de votre nièce, il ne faut que le sacrifice exigé par vous, je tiendrai ma parole. Mais vous tiendrez d’abord la vôtre. Il y a demain un grand bal à la cour ; jusque-là, et comme je vous l’ai promis, je ne ferai aucune tentative pour