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piquillo alliaga.

vous voir, mais vous, vous viendrez à ce bal, vous amènerez la charmante Carmen, et le lendemain, ainsi que vous le désirez, son ennemi et le vôtre ne sera plus au palais ; c’est à elle seule désormais à y régner. »

On comprend pourquoi le roi n’avait point parlé de cette lettre au duc d’Uzède, son confident.

Il y était question de la disgrâce et de la chute du premier ministre, et il ne pouvait venir à l’idée du roi, à l’idée de personne, que le fils fût d’accord avec la comtesse pour renverser son père.

— Eh bien ! mon fils, dit le ministre en froissant la lettre, qu’en pensez-vous ? est-ce assez clair ?

— Très-clair… et comment espérez-vous déjouer cette trame ?

De la manière la plus simple. Je garde cette lettre. La comtesse ne la recevant point et ignorant ce qu’elle contient, n’amènera pas ce soir sa nièce à ce bal. Je connais le caractère du roi, et je vois sa fureur.

Tout entier, comme les hommes faibles, à l’impétuosité du premier moment, il se croira joué, trompé ; nous y aiderons s’il le faut… le reste nous regarde. C’est à nous de profiter de ce premier moment, et pour éviter les explications, nous éloignerons dès demain la comtesse et sa nièce.

— Par quels moyens ?

— Ne vous inquiétez pas, vous dis-je. Sandoval et moi nous nous chargeons de tout, et en cas de besoin nous aurions pour nous la reine, auprès de qui cette lettre ne nous serait pas inutile ; mais c’est le dernier moyen, et il faut, s’il est possible, n’y point avoir recours. Il suffit pour nous que Carmen ne soit pas présentée à la cour et ne vienne pas ce soir au bal.

— Ô Escobar, dit à part lui Uzède, tu avais bien raison !

Encore tout effrayé de ce qu’il venait d’entendre, il courut chez la comtesse et lui apprit tout. Il n’y avait pas de temps à perdre.

On était au milieu de la journée ; on avait à peine le temps nécessaire pour préparer les costumes de bal, et tous ces apprêts devaient se faire en silence et dans le plus grand mystère, pour laisser l’ennemi dans la sécurité et dans la confiance de son triomphe.

La comtesse se rendit d’abord chez Carmen.

— Ma nièce, lui dit-elle, que cela vous plaise ou non, le temps de votre deuil est expiré depuis longtemps, il faut vous décider à paraître ce soir à la cour et à aller au bal.

— Moi, ma tante ! s’écria Carmen interdite.

— Le roi le veut, le roi l’exige, il vient de me le faire dire par un page qu’il m’a envoyé exprès ; il veut que la fille de don Juan d’Aguilar lui soit présentée ce soir, à lui et à la reine.

— D’où vient une invitation si prompte, si extraordinaire ! et pour quel motif ?

— Le roi le veut, ma nièce, il n’y a rien à répondre cela.

La pauvre Carmen, désolée, vint raconter à Aïxa toutes ses douleurs. Aller à la cour pour la première fois, et sans Fernand d’Albayda, lui semblait, disait-elle, une chose absurde ; elle avait compté n’être présentée qu’après son mariage.

— À coup sûr, c’eût été bien mieux, dit Aïxa en soupirant. Mais cependant à ton âge quelques heures passées au bal ne sont pas un si grand supplice, qu’il faille pour cela désobéir à son roi. L’as-tu déjà vu ?

— Jamais, et cela me fait peur.

— On dit la reine si bonne, si affable ! elle te protégera.

— Si encore tu pouvais, Aïxa, y venir avec moi !

— Cela est impossible ! Moi, grâce au ciel, je ne suis pas invitée, mais j’aurai du moins un plaisir

— Lequel ?

— Celui de te faire belle et de m’occuper de ta toilette.

— Justement !… je n’ai rien de frais… ni d’élégant, ni de riche.

— N’est-ce que cela ? dit Aïxa, sois tranquille ! aucune de ces belles dames ne t’éclipsera.

L’heure venait de sonner, heure importante, heure décisive, et la comtesse, comme un général qui va livrer un combat d’où dépendent sa fortune et sa renommée, éprouvait déjà ce qu’on nomme l’émotion du champ de bataille.

Elle tremblait maintenant que sa nièce ne fût pas assez brillante, assez séduisante. Le roi l’aimait, mais cela ne suffisait pas ; il fallait que cet amour fût légitimé et doublé par l’admiration de tous.

Inquiète et impatiente, elle allait monter dans la chambre de Carmen, quand elle la vit descendre dans le salon. Elle portait une robe du tissu le plus précieux, et sa tête, ses bras, sa poitrine, étincelaient de diamants.

La comtesse poussa un cri d’admiration.

— D’où te vient donc cette riche parure ? dit-elle en tremblant de joie.

Le roi pouvait seul en donner une pareille, et elle eut un instant l’idée qu’elle avait été envoyée par lui.

— De qui elle me vient ? dit Carmen, presque honteuse de sa beauté… c’est Aïxa qui me l’a prêtée.

— Donnée ! s’écria celle-ci en l’embrassant. Je te la destinais pour le jour de tes noces. Il vaut mieux que ce soit pour aujourd’hui. Le roi t’en saura gré, et don Fernand n’en a pas besoin. Il t’aimera sans cela.

— Quoi ! dit la comtesse stupéfaite et admirant les diamants, qui étaient de la plus belle eau et d’une valeur inappréciable, vous aviez, senora Aïxa, cette parure de reine ?… Et où donc ?

— Dans un tiroir où elle ne me servait à rien… Voici la première fois qu’elle m’aura fait plaisir.

Et se mirant dans son amie comme dans une glace :

— Voyez, madame, s’écria-t-elle avec fierté, voyez comme Carmen est belle !

En ce moment, on vint annoncer que la voiture était prête.

La comtesse porta la main à son cœur, et son émotion fut si vive qu’elle chancela.

— Qu’avez-vous donc, ma tante ? dit, en la soulevant, la pauvre Carmen, qui ne voyait dans ce plaisir qu’un chagrin, celui de quitter Aïxa.

— Rien !… je n’ai rien, ma nièce, dit l’ambitieuse comtesse… Allons, s’écria-t-elle en se levant, le sort en est jeté !

Carmen et sa tante montèrent en voiture : l’une calme, indifférente, paisible ; l’autre agitée par la crainte et par l’espérance, et à peine si on entendit quand elle cria au cocher d’une voix étouffée :