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piquillo alliaga.

— Vous seriez encore mieux dans cette pièce, dit Aïxa en lui montrant la chambre à côté.

Mais déjà l’inconnu paraissait ne plus l’entendre. Il s’était enfoncé dans le fauteuil, sa tête était tombée sur sa poitrine, et un ronflement d’abord léger, puis plus fortement accentué, prouva qu’il serait sourd aux observations et explications d’Aïxa, et qu’il n’était nullement disposé à y faire droit.

La jeune femme se serait bien retirée elle-même dans l’appartement qu’elle désignait au faux duc de Santarem, mais le fauteuil occupé par lui était devant la porte et fermait le passage. Elle s’arrêta. Elle n’osait l’éveiller. D’ailleurs, tant qu’il dormirait ainsi, elle n’aurait rien à craindre. Elle alla donc s’asseoir à l’extrémité de la chambre, le plus loin de lui possible, et ne le quittant point des yeux. Il lui sembla que de temps en temps l’inconnu entr’ouvrait les siens.

Il ne dormait donc pas !… elle commença a avoir peur.

Une heure et plus se passa ainsi ; le bruit qui régnait dans le château avait peu à peu diminué, puis il s’était entièrement éteint. Partout le plus profond silence ; chacun dormait. Il était probable que l’inconnu avait attendu ce moment pour s’éveiller, car il leva la tête, ouvrit les yeux et aperçut en face de lui ceux d’Aïxa, qui, brillants et flamboyants, ne perdaient pas un seul de ses gestes.

— Eh quoi, madame, vous ne dormez pas !

— Non, seigneur cavalier, j’attendais votre réveil pour vous prier de vouloir bien passer dans l’appartement voisin et me laisser celui-ci, qui est le mien.

— Ah ! dit l’inconnu avec un sourire moqueur, vous oubliez que, ce soir, quand je voulais sortir de ce château, on m’a retenu, que vous-même tout à l’heure encore m’avez dit : « Restez… restez, de grâce. » Je l’aï promis, et je tiens ma parole.

— Je ne vous empêche pas de la tenir, dit Aïxa, pourvu que ce soit, non pas ici… mais là-bas.

Et du doigt elle lui montrait la porte de l’autre chambre.

— À merveille ! on n’a plus besoin de moi et l’on me renvoie. Voilà la reconnaissance des grands seigneurs et des grandes dames !

— Je ne suis point ingrate, dit Aïxa. Le noble cavalier Fernand d’Albayda vous a promis de faire votre fortune. Je me chargerai d’acquitter sa promesse. Que voulez-vous ?

— Ce que je veux ! dit-il en la regardant.

Et il fit un pas vers elle.

Dès le premier moment où l’inconnu était entré dans cette chambre, il était resté comme ébloui et fasciné devant cette belle jeune fille dont les yeux noirs lançaient des éclairs. Par un triomphe dont elle eût été peu flattée, sa vue avait produit sur le bandit le même effet que sur les nobles seigneurs. Ce n’était pas de l’amour, c’était plus, car il l’eût préférée à l’argent, à l’or, aux diamants, ses seules amours à lui. Et quand il se trouva tout à coup être son mari, quand tout le monde lui donna ce titre, qu’elle-même acceptait et ne repoussait point ; quand il se vit seul, dans sa chambre à elle, et avec elle, il éprouva un frisson de joie qui parcourut tout son être et effleura presque son cœur, mouvement inconnu et involontaire qui fit bientôt place à une frénésie passionnée et furieuse.

Il s’était donc approché d’elle et répéta :

— Ce que je veux ! je veux ce qui m’est dû, ce qui m’appartient !

— Rien ici ne vous appartient.

— Ne suis-je pas le duc de Santarem, votre mari !… Je suis ici chez moi, et tout est à moi, à commencer par vous !

Aïxa voulut s’élancer vers la sonnette. Il l’arrêta et lui dit :

— Qu’allez-vous faire ? appeler vos gens ! ils ne viendront pas ! mais ils viendraient, qu’ils s’arrêteraient à cette porte. Vos cris mêmes ne leur donneraient pas le droit de la franchir. Je suis votre mari, vous-même l’avez reconnu ; ils le savent, et ils s’éloigneront à ma voix, car vous êtes ma femme… vous l’avez dit !

— Plutôt la mort ! répondit Aïxa en regardant avec angoisse autour d’elle. Elle ne vit aucune arme, aucun moyen de se défendre, ni même de mourir.

— À moi !… à mon aide ! seigneur Josué ! seigneur corrégidor ! cria-t-elle en réunissant toutes ses forces.

— Et si ce corrégidor venait, vous perdriez celui que vous aimez… ce Yézid, ce Maure qui est votre amant et que j’ai sauvé ! On irait le saisir là-haut dans sa chambre, le traîner blessé et sanglant…

— Plût au ciel qu’il fût là pour me défendre et pour te châtier, toi qui n’es qu’un infâme !

— Un infâme ! soit ! un infâme qui t’aime ! qui bravera pour toi la mort et les bourreaux !

Il voulut l’envelopper dans ses bras. Elle lui échappa, et, plus rapide qu’une flèche, elle s’élança à l’autre extrémité de la chambre, ouvrit une fenêtre et se précipita. Le brigand poussa un cri d’effroi, il l’avait suivie. Il était près d’elle. D’une main vigoureuse il la saisit à moitié penchée au-dessus de l’abîme où elle allait rouler ; comme un rival furieux et jaloux, il l’enleva au trépas qu’elle lui préférait, et serra contre son cœur sa victime pâle, brisée, à moitié évanouie.

— Dieu de mes pères, secourez-moi ! dit-elle.

— Dieu n’est pas ici, dit le bandit en riant, il demeure trop haut pour nous entendre.

En ce moment, et comme pour répondre à son blasphème, une explosion terrible retentit. Le brigand poussa un cri de rage et de douleur. Son bras gauche était fracassé. Il se retourna, et, à la lueur des flambeaux qui brûlaient encore dans l’appartement, il vit Piquillo, pâle et les cheveux hérissés, lui présentant à la poitrine un second pistolet. Il recula, épouvanté à la fois, et de l’apparition, et de l’arme qui le menaçaient.

— Dieu, que tu défiais, m’envoie à toi, capitaine Juan-Baptista ! car j’avais d’anciennes dettes à te payer.

Aïxa, cependant, s’était jetée au cordon de la sonnette. Au coup de feu qui avait retenti dans le château, au bruit de cette sonnette d’alarme, les domestiques, le corrégidor et ses gens avaient été réveillés et descendaient en tumulte le grand escalier. Aïxa, prenant la clef que le capitaine avait placée sur la cheminée, avait couru ouvrir la porte. Le corrégidor s’était précipité le premier dans l’appartement, et apercevant Juan-Baptista dont le sang coulait, il s’écria avec désespoir :