Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
piquillo alliaga.

Juan-Baptista Balseiro, qui avait porté en sa vie beaucoup d’autres noms, avait une origine aussi peu connue que son existence ; les uns le disaient Napolitain, d’autres Maure de naissance : il tenait peu à sa famille, qui le lui rendait bien ; il ne s’était jamais inquiété de son pays et n’en préférait aucun, les ayant à peu près parcourus tous, et pour des raisons à lui connues, n’en ayant jamais rencontré un où il lui fût permis de résider ! Depuis quelque temps il exploitait l’Espagne, et ce n’était pas sans motifs que lui, qui avait beaucoup vu et beaucoup étudié, trouvait que de tous les gouvernements de l’Europe, c’était celui qui offrait le plus d’avantages et de sécurité aux gens de sa profession. La police y était peu gênante, le désordre était partout, la surveillance nulle art, et Juan-Baptista, après une vie aussi agitée et aussi errante, s’était enfin décidé à se fixer dans ce beau pays, qui, d’ailleurs, s’il faut le dire, était presque le sien.

Le capitaine était en réalité d’origine portugaise ; il avait déjà quelques années, lorsque sous le règne du feu roi Philippe II, le Portugal avait été réuni à l’Espagne, par la grâce de Dieu, les constitutions du royaume, et une armée de trente mille hommes, commandée par le duc d’Albe.

Un des principaux seigneurs portugais, dom Henrique, de la famille de Villaflor, vendu secrètement à Philippe II, avait puissamment contribué à cette conquête, et, en récompense de ses services antinationaux, le roi l’avait créé comte da Santarem. Or, quelques années auparavant, et vers l’époque de la Saint-Jean, le comte de Santarem, parcourant dans une partie de chasse la Sierra Dorso, l’une des plus belles montagnes de l’Alentéjo, fut arrêté par l’orage et la pluie, et forcé de se réfugier dans une méchante hôtellerie, la seule qui s’offrit à lui. Géronima, femme d’un contrebandier, alors absent, lui en fit les honneurs. Géronima était jeune, coquette, pas trop belle et même un peu rousse ; mais en temps de pluie on n’était pas si difficile : le gentilhomme portugais fut aimable et galant par désœuvrement ; et moins d’une année après, il était dans son château sur les bords du Tage, lorsqu’on lui annonça qu’une montagnarde venant de l’Alentéjo demandait à lui parler, et il vit paraître la femme du contrebandier, Géronima, portant dans ses bras un petit garçon gros et fort qui criait et mordait sa nourrice : c’était le capitaine dont nous traçons la biographie, nommé par sa mère Juan-Baptista, en mémoire de saint Jean, heureuse époque de sa naissance.

Il parait que cette époque rappelait des souvenirs moins agréables au comte de Santarem, qui, lui-même, était marié ; car il tourna brusquement le dos à la Géronima, et lui fit donner par son intendant vingt-cinq ducats, avec défense formelle de jamais se présenter devant lui. Ce furent les seuls rapports qui existèrent jamais entre le capitaine et le noble auteur de ses jours.

Du reste, Juan-Baptista était grand, bien fait et ressemblait à son père, le gentilhomme, d’une manière effrayante pour l’honneur de son autre père le contrebandier Géronimo Balseiro ; mais celui-ci, moins jaloux de sa femme que de sa gourde d’eau-de-vie et de sa carabine, ne s’inquiéta guère de la figure de l’enfant, l’emmena avec lui dans la montagne aussitôt qu’il put marcher, et lui apprit, dès son plus jeune âge, à faire le coup de fusil, exercice dont Juan-Baptista s’acquittait à merveille. Bientôt se développèrent en lui avec une facilité prodigieuse une foule de mauvais penchants, provenant sans doute de ses deux natures réunies et combinées ; le sang qui coulait dans ses veines et l’éducation qu’il avait reçue. D’abord il battit sa mère, la pauvre Géronima, qui, depuis longtemps, était bien revenue de ses idées de grandeur et d’ambition, et qui, tous les jours, en voyant son fils, regrettait de s’être alliée à la noblesse ! Ensuite il vola son père, et s’enfuit de la maison paternelle et de l’Alentéjo, où il ne reparut jamais. C’est ainsi qu’il fit ses adieux à sa famille et à son pays.

Il serait difficile de le suivre dans la vie qu’il mena depuis, vie insouciante et joyeuse ; car le capitaine aimait le vin, la bonne chère, les dames, toutes les jouissances de la vie, et surtout les pistoles, doublons et lingots d’or et d’argent par qui on se les procure ; vie aventureuse, composée de bons et de mauvais jours, incidentée d’alguazils, de juges, de tribunaux, ornée d’évolutions et de combats sur terre et sur mer ; égayée de ruses et de tours d’adresse ; parsemée d’expéditions ingénieuses ou hardies dans les villes, dans les plaines, dans les montagnes. Une telle existence eût été, en un mot, le livre le plus varié, le plus philosophique et le plus instructif de l’époque, si le capitaine eût songé, comme tant d’autres, à nous laisser ses mémoires ; mais occupé chaque jour à en amasser les matériaux, il n’avait pas le temps de les écrire.

D’abord, et sous Philippe II, lors de la première révolte des Maures, au moment où le roi, l’inquisition et tout le clergé du royaume avaient posé en principe qu’il fallait les exterminer ou les convertir, le capitaine, jeune encore, avait spéculé sur la conversion ; et par une ruse adroite, que lui inspira sans doute saint Jean-Baptiste, son patron, il allait de province en province, se donnant pour un Arabe descendant des Maures de Grenade, pauvre infidèle, élevé dans l’idolâtrie, et dont les yeux ne demandaient qu’à s’ouvrir à la lumière ! Les curés, les évêques, les membres du saint-office, les grandes dames, dévotes et zélées catholiques, s’empressaient alors de l’instruire, en commençant au préalable par le loger, le vêtir et le nourrir dans leur palais ; puis chacun se faisait un honneur et un devoir de tenir le néophyte sur les fonts baptismaux. Le capitaine comptait parmi ses parrains et marraines les plus grands seigneurs et les plus notables dames du royaume. Enchanté d’une ruse si pieuse et si facile, qui lui réussissait si bien, il l’avait renouvelée sur tous les points les plus éloignés de l’Espagne ; il avait poussé le baptême jusqu’à l’abus, et l’inquisition, étonnée de cet hérétique éternel, toujours converti et toujours renaissant, commençait à prendre des informations que le capitaine ne jugea pas à propos de lui donner ; il gagna les montagnes, reprit le commerce paternel, celui de la contrebande, qu’il n’avait, comme on vient de le voir, jamais cessé d’exercer ! Il y a ici, dans son histoire, une lacune, un intervalle qu’on n’a jamais pu remplir… ce qu’on