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piquillo alliaga.

— Eh bien ? si je vous avais trompé, si le moindre danger menaçait… ou semblait menacer la personne que vous protégez, vous seriez toujours comme aujourd’hui, à même de me perdre !

— Et rien alors n’arrêterait ma vengeance, dit Piquillo, vous pouvez en être sûre. Quant au père Jérôme et à Escobar, que je ne pourrais frapper sans vous atteindre, dites-leur à quelle condition je pardonne ; qu’ils aient soin, comme vous, de respecter Aïxa. À ce prix, trêve entre nous, je le veux bien ; sinon la guerre ! Adieu, madame la comtesse.

Le soir même, la terreur régnait au couvent de Hénarès et parmi les révérends pères de la Société de Jésus.

Comment Piquillo s’était-il emparé de leur secret ? C’était inexplicable, magique, diabolique ! ni la comtesse, ni les moines ne pouvaient le deviner… Mais quand Escobar apprit plus tard qu’il fallait renoncer à ses espérances, qu’il n’était point aumônier de la reine, que cette place qui lui avait été promise et même accordée, venait de lui être enlevée par Piquillo :

— L’ingrat ! s’écria-t-il, moi qui l’ai éclairé, baptisé et ordonné !

Les bons pères étaient contre leur ancien frère et disciple dans un tel état d’exaspération, qu’une guerre à mort lui fut jurée. En conséquence, on proposa d’abord de lui faire des offres de paix, d’alliance et d’amitié.

— Il ne s’y laissera pas prendre, dit Escobar, il est notre élève.

— Il l’a été si peu ! répondit le supérieur.

— C’est égal. Ce qu’on apprend chez nous ne s’oublie pas. Les premiers principes restent toujours.

— D’ailleurs, poursuivit le révérend père Jérôme, cet homme qui prétend connaître nos secrets, ne se doute pas du plus important ; sans cela il aurait parlé !

— C’est vrai, dit la comtesse.

— Ou il aurait pris des mesures en conséquence, surtout maintenant.

— C’est juste, dit la comtesse avec joie.

Dès ce moment elle respira plus à l’aise et commença à se rassurer. Il y avait, en effet, un événement récent bien autrement grave, un terrible secret qu’ignorait Alliaga, et c’est là-dessus que le père Jérôme et ses amis fondèrent dès ce moment leurs espérances et le succès de leurs nouveaux complots.

Depuis quelques jours cependant Piquillo avait revu Aïxa, dont la joie à son aspect avait été si vive et si tendre, qu’une telle amitié devait, selon lui, suffire au bonheur de toute une existence. Demeurant à l’hôtel de Santarem, où sa sœur l’avait retenu, il voyait ses plus doux rêves réalisés. Du matin au soir, ses jours s’écoulaient près d’Aïxa. C’est à lui maintenant qu’elle confiait ses joies, ses peines, ses plus secrètes pensées, non pas toutes peut-être ; mais celles qu’elle lui cachait, elle eût voulu se les cacher à elle-même. Occupée sans cesse de ce frère chéri, elle cherchait, par les soins les plus empressés et les plus assidus, à embellir la vie d’épreuves et de sacrifices qu’il avait acceptée pour elle. C’est elle-même qui avait veillé à l’arrangement de son appartement et surtout de sa bibliothèque ; tout ce que le luxe et l’opulence peuvent ajouter de bien-être et de charmes à nos jours, elle ne se lassait pas de le lui prodiguer, bien qu’il n’y fit pas attention. Les instants qu’elle ne passait pas à la cour, c’est à lui qu’elle les consacrait. Entre sa sœur et Carmen, Piquillo avait retrouvé le temps le plus heureux de sa vie, les longs entretiens et les douces soirées de l’hôtel d’Aguilar. Des trois amis, Carmen était la plus gaie, la plus heureuse. Déjà la moitié du mois était écoulée, et elle voyait approcher le moment objet de tous ses vœux, celui où elle allait être unie à Fernand.

— Oui, disait Aïxa en s’efforçant de sourire, Carmen va se marier ; dans quinze jours, elle épousera celui qu’elle aime et dont elle est aimée, et dans ta nouvelle situation, frère, une consolation du moins te sera réservée, c’est toi qui les béniras.

— Je l’espère bien, disait Carmen, et mon bonheur sera plus grand encore, puisqu’il me viendra de notre meilleur ami.

— Hélas ! s’écria celui-ci, craignez plutôt que je ne vous porte le malheur qui partout m’accompagne.

— Pas ici du moins, disait Aïxa, car vois-tu bien, frère, notre vie se passera ainsi : toi, Yézid et moi nous ne nous quitterons plus !

Et elle lui répétait le projet qu’elle avait formé et qu’elle avait déjà dit à la reine, celui de ne jamais se marier.

Cette idée seule comblait tous les vœux du pauvre moine, elle lui faisait oublier ses souffrances et ses sacrifices, et il se serait cru heureux, sans une inquiétude de tous les instants qui troublait le repos de ses nuits et le charme de ses jours : malgré les serments de la comtesse, il n’était qu’à moitié rassuré. Elle avait pu le tromper, pour gagner du temps et pour échapper à sa vengeance. Chaque jour il interrogeait les traits d’Aïxa, avec doute d’abord, puis avec crainte, et enfin avec angoisse, car il ne pouvait se dissimuler le changement qu’il remarquait en elle : plus le mois avançait, plus Aïxa paraissait pâle et souffrante. Carmen et même Yézid ne s’apercevaient de rien. Quant à Fernand, il ne levait presque jamais les yeux sur elle et ne venait guère qu’aux heures où elle était à la cour ; mais rien n’échappait à l’œil clairvoyant de Piquillo. Cette sœur sur laquelle étaient concentrées toutes ses affections lui semblait en proie à un abattement et à une faiblesse extrêmes : elle voulait marcher, et s’arrêtait épuisée ; elle cherchait vainement à s’égayer avec Carmen et à prendre part à sa joie, le rire expirait sur ses lèvres glacées.

Un jour, Piquillo la regardait, pâle lui-même, et tremblant d’effroi.

— Qu’as-tu donc, frère, à me regarder ainsi ? lui dit-elle.

— Tu me sembles changée.

— Moi ! dit Aïxa en rougissant, je ne le crois pas.

— Quoi ! tu ne ressens pas une souffrance secrète, intérieure ?

— Qui te le fait croire ?

— Je le vois, je le devine.

Et Aïxa, qui tout à l’heure avait rougi, devint pâle comme la mort.

— Tu le vois bien ! s’écria Piquillo, Tu veux vaine-