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piquillo alliaga.

menacent, lui, sa gloire et son royaume, qu’il veuille bien garder avec tous le silence sur cet avis, et donner ordre au premier gentilhomme de la chambre d’introduire ce soir dans le cabinet de Sa Majesté, l’inconnu qui se présentera sur les neuf heures à la porte du palais en prononçant ces mots : Philippe et Espagne. »

En lisant ce billet, le roi pâlit et demeura longtemps pensif. Sa vie était d’une tranquillité et d’une monotonie si régulières que tout ce qui avait l’air d’un événement dérangeait son existence. Malgré la défense qu’on lui faisait de ne parler à personne de cet avis, il se demandait s’il fallait ou non en faire part au duc de Lerma ; c’était là ce qui l’occupait d’abord et avant tout. Ensuite il hésitait, et ne savait s’il devait refuser ou recevoir la dénonciation d’un inconnu.

Le roi, en proie à ces diverses idées, se promenait dans le parc ; il aurait eu grand besoin de conseils ; mais comment en demander dans une affaire où le secret lui était recommandé ?

Au détour d’un massif, il rencontra Aïxa. Elle se promenait, rêveuse et les larmes aux yeux, dans cette allée qu’elle avait si souvent parcourue avec Marguerite. À sa vue toutes les hésitations du roi avaient cessé, il venait de prendre un parti…

— Vous ici, duchesse de Santarem ! s’écria-t-il, c’est le ciel qui vous envoie, car je suis bien malheureux !

Aïxa, qui allait s’éloigner, se rapprocha de lui.

— Je comprends mieux que personne, dit-elle, les regrets et l’affliction de Votre Majesté.

— Oui, duchesse, Marguerite avait pour vous, je le sais, une tendre amitié… Mais moi aussi, je l’espère, vous me regardez comme un ami ?

— Toujours, sire !

— Eh bien ! un ami peut demander des conseils à un ami.

— C’est trop d’honneur pour moi, sire !

— Dans cette occasion, surtout où il s’agit de la reine ! Tenez, ceci est un grand secret, au moins… Je ne le confie qu’à vous seule… Lisez.

Aïxa, dès les premiers mots, poussa un cri d’horreur, et après avoir achevé la lettre :

— Eh bien ? dit-elle au roi avec émotion.

— Eh bien ! je pense comme vous ; c’est horrible ! c’est infâme ! Faut-il recevoir cet homme ?

— S’il le faut !.. s’écria-t-elle vivement ; dans une pareille affaire rien n’est à négliger ! Il faut le voir aujourd’hui même !

— Ah ! c’est votre avis… c’était aussi le mien !

— Il n’y a pas à hésiter.

— Je n’hésitais pas ; mais je me disais : S’il me trompe !

— Vous le verrez bien en l’interrogeant ; vous démêlerez le mensonge dans ses traits, dans son regard, dans ses paroles ; vous examinerez d’ailleurs les preuves qu’il vous donnera.

— C’est juste.

— Et s’il disait la vérité, n’est-ce pas à vous de venger la reine, de poursuivre le coupable, de le faire punir !

— C’est mon devoir ! s’écria le roi avec chaleur ; c’est moi que cela regarde… Et dites-moi, duchesse, ajouta-t-il en baissant un peu la voix, si j’en parlais au duc de Lerma ?

— Celui qui vous demande audience réclame le secret.

— C’est vrai.

— Et si c’était quelqu’un qui fût mal avec le duc de Lerma…

— C’est possible ; il y en a beaucoup.

— Si ce qu’il avait à vous dire devait accuser la négligence ou l’imprévoyance de votre ministre…

— Je n’y avais pas pensé.

— Vous auriez donc puni cet homme du service qu’il veut vous rendre : vous lui feriez un ennemi dangereux et puissant.

— C’est juste, c’est juste ! Je recevrai cet inconnu, je le verrai, je l’interrogerai, je vous le promets. Merci, merci, duchesse.

Dès le soir mème, le roi donna ses ordres au premier gentilhomme de la chambre, qui se trouvait être le duc d’Uzède. Il ne parla de rien à son ministre, et fier d’avoir un secret presque à lui seul, il attendit avec impatience l’heure fixée par l’inconnu.

Il fut exact. À neuf heures précises, le duc d’Uzède introduisait dans le cabinet un homme enveloppé d’un manteau. Le roi fit signe au duc d’Uzède de sortir.

— Parlez, monsieur, dit-il, dès qu’ils furent seuls.

L’inconnu ouvrit son manteau.

— Le père Jérôme ! s’écria le roi étonné.

— Lui-même, sire, qui s’expose aux plus grands dangers peut-être, pour faire arriver la vérité jusqu’à Votre Majesté.

— Protégé par moi, qu’avez-vous à craindre ?

— Des ennemis nombreux, puissants, qui ne me pardonneront pas de les avoir dénoncés à votre justice et à celle du pays.

— Vous pensez donc, dit le roi avec émotion vous croyez donc que la reine a été empoisonnée ?

— J’en suis certain… Je le jure devant Dieu.

Le roi pâlit, car un pareil serment était pour lui la plus forte des preuves.

— Je dirai le nom du poison… poison qui ne laisse pas de traces, il est vrai, mais dont les symptômes sont connus de tous ceux qui s’occupent de sciences… Ces symptômes sont ceux qu’a éprouvés la reine…

— Et qui avait intérêt à commettre un pareil crime ? dit le roi.

Le révérend père garda le silence.

— La reine était aimée de tous.

— Il y avait des gens qui pouvaient la craindre.

— Et qui donc ?

La rumeur publique accuse un homme bien haut placé dans la confiance de Votre Majesté.

— De qui voulez-vous parler ? dit le roi en tremblant.

— Il est impossible que Votre Majesté ne l’ait pas déjà entendu nommer ; il n’y a dans toute l’Espagne en ce moment qu’un cri de vengeance et de réprobation contre lui.

— Je ne sais rien, dit le roi avec autant de bonhomie que d’inquiétude.

— C’est bien étonnant, sire ; il faut alors que quelqu’un ait ici intérêt à empêcher ces bruits d’arriver jusqu’à Votre Majesté.