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piquillo alliaga.

Carmen à Madrid. Elle comprenait qu’en y restant elle n’aurait point la force d’exécuter le sacrifice qu’elle avait juré d’accomplir.

Aïxa et Fernand s’aimaient, elle n’en pouvait douter, elle l’avait entendu. En épousant son cousin, elle faisait trois malheureux ; en renonçant à cette union, il n’y avait qu’une infortunée, et c’était elle. Aussi, et malgré les instances de Fernand d’Albayda, malgré les larmes d’Aïxa, elle avait voulu partir ; elle s’était enfermée dans le couvent des Annonciades de Pampelune, où elle s’empressa de commencer son noviciat.

Aïxa, ne pouvant suivre son amie, voulait, et c’était son devoir, retourner à Valence, près de son père ; elle le pouvait maintenant : le départ de Carmen, la mort de la reine, ne lui permettaient plus de rester à Madrid, et elle devait ses soins et son amour au vieillard qui l’aimait si tendrement et qui depuis tant d’années était privé de sa présence.

Juanita était déjà partie : elle allait à Valence retrouver Pedralvi et annoncer l’arrivée d’Aïxa, que la maladie de Yézid retenait encore à l’hôtel de Santarem.

Le jour où Piquillo se présenta devant son frère et lui dit : La reine n’est plus ! Yézid poussa un cri horrible, et tomba dans un morne désespoir et une insensibilité qui fit craindre pour sa vie et pour sa raison. Des semaines entières se passèrent pour lui sans sommeil et sans qu’il parlât ni à Piquillo ni à sa sœur.

De temps en temps, il répétait à voix basse : Marguerite ! Marguerite ! Puis, comme effrayé d’avoir prononcé ce nom, il regardait autour de lui, cachait sa tête dans ses mains et s’enfuyait. Il recevait les soins de son frère et de sa sœur sans les remercier… il ne les reconnaissait pas.

Un jour seulement, Piquillo eut l’idée de lui présenter une bague : c’était une turquoise sur laquelle était gravé le mot arabe Toujours.

À cette vue la raison sembla lui revenir. Au grand étonnement d’Aïxa, ce talisman magique parut le rappeler à la vie ; mais la surprise d’Aïxa redoubla quand elle crut reconnaitre la bague que la reine portait d’ordinaire.

— Qui te l’a donnée, frère ? s’écria Yézid en frémissant.

— Celle qui n’est plus, mais qui veille encore sur nous. Yézid tomba à genoux.

— Elle m’a dit de te la remettre en t’ordonnant de vivre, et de consacrer, comme moi, à tous les tiens, ces jours que tu lui avais donnés. Lui obéiras-tu ?

— Toujours ! répondit Yézid en portant la bague à ses lèvres.

Il fut décidé que dès que la convalescence de Yézid le permettrait, il retournerait avec sa sœur à Valence. Fernand d’Albayda devait aussi plus tard s’établir dans ses beaux et riches domaines qu’il n’avait pas visités depuis longtemps.

Une vague et douce espérance dont il n’aurait osé parler à personne, et qu’il s’avouait à peine à lui-même, venait parfois faire battre son cœur. Il se la reprochait à l’instant, et continuait à s’y livrer.

Dire que cet avenir lointain ne se présenta pas aussi parfois aux yeux d’Aïxa, c’est ce qu’on ne pourrait affirmer, toujours est-il vrai que pas un mot, pas un regard n’avait été échangé entre eux à ce sujet, quoique chaque jour ils parlassent de Carmen. Son souvenir et son image toujours présents eussent fait regarder toute autre idée comme un crime. Le cœur aussi a son veuvage que l’on doit respecter, et que le temps seul permet de rompre.

Le départ d’Aïxa était donc arrêté, mais elle ne pouvait quitter Madrid et la cour sans en prévenir le roi, sans obtenir son agrément, sans lui faire au moins ses adieux, à lui qui s’était toujours montré si affectueux et si bon, et qui, récemment encore, venait de lui témoigner si hautement son estime. Elle fit donc demander une audience à Sa Majesté.

Tous ces arrangements de famille, tous ces détails intérieurs, avaient eu lieu pendant les graves évènements dont nous venons de faire le récit.

À peine remis des rudes frayeurs qu’il avait éprouvées, le duc de Lerma contemplait avec joie, mais avec frayeur encore, la profondeur du précipice dont un miracle l’avait retiré. Il avait cru tout perdu, et il voyait tout sauvé. Il triomphait des événements, de ses ennemis et même de son roi. Son imprévoyance lui comptait, grâce au succès, pour du talent, et son inhabileté pour une haute et sage politique. Jamais, pendant tout le temps de son administration, il n’eut un moment plus brillant et plus glorieux.

La paix garantie pour longtemps par les nouvelles et solides alliances qu’il venait de former, lui donnait enfin le loisir de réparer toutes ses fautes passées, de fermer toutes les plaies du royaume, de former une armée, de rétablir les finances, de ranimer surtout le commerce, l’agriculture et l’industrie, que les Maures seuls soutenaient en Espagne.

Mais au lieu de se livrer à tous ces grands et utiles travaux, le ministre et son frère Sandoval ne rêvaient déjà qu’aux moyens de porter à l’Espagne les derniers coups sous lesquels devait expirer sa prospérité.

Dès le lendemain du succès, le grand inquisiteur s’était hâté de rappeler la promesse que son frère lui avait faite aux jours du danger. Le duc avait promis que s’il échappait à la tempête qui le menaçait, il ne s’opposerait plus aux desseins du ciel et de son frère, et qu’il seconderait celui-ci de tout son pouvoir, afin d’arriver à l’expulsion totale des Maures d’Espagne.

Le premier ministre, s’il avait été son maître, aurait entrepris sur-le-champ une autre croisade qui lui paraissait plus urgente et plus utile à ses intérêts particuliers ; c’était l’expulsion immédiate et complète des révérends pères jésuites, ses ennemis mortels. La fermeté inusitée que le roi avait déployée dans le conseil, l’air gêné et contraint avec lequel il accueillait son ministre, l’espèce d’antipathie et de répulsion que maintenant encore il lui témoignait, tout cela était l’ouvrage du père Jérôme, qui, quelquefois encore, continuait à voir le roi en secret.

Le duc commençait à le comprendre, c’était de là que venaient les calomnies qui circulaient sur son compte ; c’était de là que viendrait sa ruine, et il lui tardait de dissoudre une coalition implacable et intime dont son fils était le chef.

Le ministre, désormais défilant, avait tout examiné avec soin.