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piquillo alliaga.

ravis. L’un croyait voir la chrétienté à ses pieds, et l’autre le chapeau de cardinal sur sa tête. Ribeira leur raconta avec détail la conversation qu’il venait d’avoir avec le roi, et à mesure qu’il parlait, Sandoval et son frère cessaient de sourire et leurs fronts se rembrunissaient.

— Ainsi donc, continua Ribeira en terminant son récit d’un air triomphant, pourvu qu’on laisse faire au roi ce mariage, mariage secret, mariage de la main gauche, après tout, qui nous importe peu, il consent, il signe : j’ai tout obtenu.

— Vous n’avez rien obtenu, dit Sandoval d’un air sombre : celle qu’il veut épouser est la duchesse de Santarem, qu’il adore.

— Eh bien !

— La duchesse est la fille de Delascar d’Albérique ! elle est Maure ! dit le duc de Lerma.

— Et n’a jamais été baptisée, ajouta le grand inquisiteur.

L’archevêque demeura accablé de son prétendu triomphe.

Le roi, c’était évident, ne pouvait s’allier, même secrètement, au sang mauresque ; c’eût été un scandale trop grand pour que le saint-office l’approuvât, une mesure politique trop absurde pour que le premier ministre y consentit, car si le roi d’Espagne épousait une Maure, il ne pouvait plus signer le bannissement de ses frères ; la nouvelle épouse du roi saurait bien s’y opposer, et son autorité serait bien autrement puissante que celle de la dernière reine. C’était un obstacle invincible.

— Comment le roi n’a-t-il pas parlé de cette difficulté, qui est la plus grande de toutes ? s’écria l’archevêque.

— Le roi n’en sait rien, répondit Sandoval.

— Eh bien ! faisons comme lui, ignorons tout. Qu’il signe ce décret ; une fois sa signature donnée et l’édit publié, ce sera irrévocable, et pour le reste, nous verrons après.

— Au fait, dit Sandoval, le roi l’entendait lui-même ainsi : l’archevêque de Valence s’est engagé à lui faire épouser une chrétienne.

— Mais non pas une Maure, s’écria Ribeira, et les Maures une fois bannis du royaume par l’édit royal, la duchesse de Santarem doit quitter l’Espagne comme les autres.

On s’arrêta à cette dernière idée, et le lendemain le ministre et les deux prélats se rendirent chez le roi.

Il attendait avec impatience, car c’était le huitième jour, le jour où Aïxa devait, comme elle le lui avait promis, se rendre au palais pour prendre congé de son souverain.

Le roi fit à l’archevêque de Tolède l’accueil le plus affectueux ; celui qu’il fit à Sandoval fut plus réservé, et le duc de Lerma remarqua avec étonnement que le roi affectait de ne point rencontrer ses regards.

— Ainsi que je l’ai promis à Votre Majesté, s’écria Ribeira, nous venons lui apporter à signer un édit qui illustrera son règne. Ce que Charles-Quint n’avait osé tenter, ce que Philippe II s’était contenté de rêver, Votre Majesté va l’accomplir et assurer à jamais la sécurité de l’État et l’unité religieuse de l’Espagne.

Il lui présenta respectueusement le parchemin, que le roi parcourut.

— Je vois bien, dit-il ; je vois qu’on me propose de renvoyer du royaume et de déporter en Afrique les Maures, nos fidèles sujets… Et ce projet, mes pères, est approuvé et signé par vous ?

— Oui, sire.

— Et par vous aussi, monsieur le duc ?

— Comme la mesure la plus utile que puissent vous conseiller les amis de Votre Majesté.

— Votre avis, dit le roi, est d’un grand poids dans cette affaire. Puis-je espérer rencontrer en vous la même unanimité pour le projet dont monsieur l’archevêque de Valence a dû vous parler ?

— Sa Seigneurie nous a annoncé que Votre Majesté désirait épouser secrètement une de ses sujettes.

— Oui, messieurs.

— Une personne de rang et de naissance.

— La duchesse de Santarem.

— Une personne élevée dans la religion catholique, apostolique et romaine.

— Sans contredit.

— S’il en est ainsi, dit l’inquisiteur en regardant ses deux collègues, je n’y vois et n’y mets aucune opposition.

— Ni moi, dit le duc.

— Ni moi non plus, ajouta l’archevêque de Valence.

Le roi, au comble de ses vœux, serra vivement la main des deux prélats et jeta sur le duc de Lerma un regard presque gracieux.

— Vous m’apportez alors cette décision signée par vous ?

— Non, sire… mais nous allons la rédiger pendant que votre Majesté signera l’édit.

— Je désire, messieurs, répondit le roi, que ce mariage soit célébré avant tout.

— Et pourquoi donc, sire ? s’écria l’archevêque avec inquiétude ; cela nous retardera beaucoup.

— N’importe, dit le roi ; si j’ai bien compris le système dont vous me parliez l’autre jour, s’il y a faute, comme vous me l’avez expliqué, j’aime mieux décidément la commettre avant, et que vous, mes pères, vous vous chargiez de l’effacer après. Ainsi, le jour même de mon mariage, en sortant de la chapelle, je signerai cet édit, qui doit, dites-vous, me concéder tous les cœurs et toutes les bénédictions de mes sujets ; il en rejaillira quelque chose sur ma femme. Voyez donc vous-mêmes, mes pères, continua le roi, le moyen de hâter, sans blesser les convenances, cette union sur laquelle nous sommes tous d’accord.

Les trois conseillers se regardèrent avec embarras, et cet embarras redoubla quand le roi, sourd à toutes leurs représentations, déclara, contre son habitude, nettement et fermement, qu’il ne signerait aucun édit et ne s’occuperait d’aucune affaire d’État avant son mariage.

Les trois ministres étonnés crurent que leur souverain avait des soupçons et qu’il avait été prévenu ; il n’en était rien : le roi était pressé, voilà tout.

— Eh bien ! mes pères, dit-il en voyant leur hésitation et leur trouble, qu’il y a-t-il donc ?