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piquillo alliaga.

— Il y a, sire, une difficulté, dit le grand inquisiteur, décidé à aborder la question.

— Quelle difficulté ? s’écria le roi en pâlissant.

— L’intention de Votre Majesté est d’épouser une chrétienne ?

— Eh bien ! est-ce que la duchesse de Santarem ne professe point la religion catholique, apostolique et romaine ?

— Non, sire !

— Ah ! mon Dieu ! s’écria le roi effrayé, est-ce qu’elle serait par hasard luthérienne ou calviniste ?

— Pire que cela,

— Ô ciel ! juive !

— Pire encore !.. elle est Maure !

— Maure ! dit le roi accablé de douleur et d’effroi.

— C’est la fille de Delascar d’Albérique de Valence, qui avait tenu cette enfant éloignée de la maison paternelle pour l’élever en secret dans sa croyance et surtout pour la soustraire au baptême.

— Oui, sire, dit Ribeira, celle que le Roi Catholique voulait épouser n’a même pas été baptisée.

— Notre zèle pour Votre Majesté, continua le duc de Lerma, nous a fait acquérir tous ces renseignements, et c’est pour sauver notre souverain…

— Que vous vouliez me faire d’abord signer le bannissement et peut-être la mort de celle que j’aimais !

— Je ne voyais que mon souverain ! s’écria le duc.

— Oui, oui, je le sais, dit le roi avec amertume, vous n’aimez pas les reines d’Espagne. Messieurs, dit-il d’un air sombre, il y a une fatalité qui me poursuit… Nous examinerons ensemble si décidément Dieu m’ordonne de renoncer à mes espérances, ou si peut-être la conversion d’une personne si haut placée ne serait pas agréable au ciel et ne rendrait pas cette union possible.

Les trois ministres tressaillirent.

— Mais ce que je sais, continua le roi, que l’amour rendait généreux et noble, comme il l’avait déjà rendu clairvoyant, ce que je sais, c’est que je ne persécuterai point celle que j’avais jugée digne de ma main et de mon cœur. Je la respecterai, je la défendrai, elle et ses frères, et surtout, ajouta-t-il avec passion, je ne consentirai jamais à ce qu’elle s’éloigne de l’Espagne !

— Eh bien ! moi, s’écria le fougueux archevêque de Valence, je ne laisserai pas Votre Majesté s’exposer à l’excommunication.

— Compromettre son salut, dit l’inquisiteur.

— Et celui de son royaume, ajouta le duc de Lerma. Mais les deux prélats et le duc eurent beau faire, ils n’obtinrent d’autre réponse que celle-ci :

— Je ne signerai pas cet édit, je ne le signerai jamais !

En vain ils menacèrent des foudres de l’Église, de la colère de Rome, du soulèvement de toute la nation : le roi, avec l’obstination d’un amoureux, répétait toujours :

— Je ne signerai jamais !

Tout à coup son visage, qu’animait le feu de la discussion, devint pâle et livide, la parole expira sur ses lèvres, des gouttes de sueur coulèrent sur son front, et ses yeux, où brillaient l’espérance et l’amour, devinrent ternes et hagards, et demeurèrent fixés sur un petit papier que seulement alors il venait d’apercevoir sur son bureau. Sans songer aux trois conseillers qui, assis devant lui et immobiles, examinaient attentivement ses traits et ses moindres gestes, il lisait tout bas, et tout à coup il s’écria avec fureur :

— Je signerai, messieurs, l’édit que vous me proposez !

Les trois ministres firent un geste de surprise et de joie, et le roi continua :

— Oui, je signerai cet édit, mais je veux que ce soit à l’instant, à l’instant même !.. Donnez-le-moi.

— Nous avons eu l’honneur, dit le duc de Lerma, de le présenter à Votre Majesté, qui l’a placé là… sous sa main.

— C’est juste, dit le roi, je vais le lire.

Au lieu de l’édit il prit le petit billet et lut une seconde fois ces mots, qui avaient déjà produit sur lui un effet si terrible :

« Sire, Aïxa vous trompe ; elle aime éperdument Fernand d’Albayda ; c’est pour lui qu’elle a fait rompre le mariage de Carmen d’Aguilar ; c’est pour lui qu’elle se rend à Valence, où Fernand la rejoindra. Tous deux y vont pour se marier. »

Ce billet était de la même écriture que le premier. Nul doute pour le roi qu’il ne vint d’un ami dévoué.

Cet ami, dont le monarque était loin de se douter, c’était la comtesse d’Altamira. Pendant le temps qu’Aïxa avait demeuré chez elle près de Carmen, et avant l’aventure de don Augustin de Villa-Flor, la comtesse, on l’a vu déjà, avait cru remarquer que les assiduités de Fernand chez elle avaient pour but Aïxa encore plus que sa fiancée.

Elle pensa s’être trompée en voyant que le mariage tant désiré par d’Aguilar avait toujours lieu.

Mais, le matin même de ce marnage, on se rappelle qu’elle monta dans l’appartement de sa nièce, en proie alors à une fièvre ardente, et les phrases que celle-ci avait proférées dans son délire avaient suffi pour confirmer les soupçons de la comtesse et lui apprendre l’amour de Fernand et d’Aïxa.

Quant aux moyens de faire parvenir cet avis, rien n’était plus facile ; Latorre, valet de chambre du roi, avait été placé au palais par le duc d’Uzède, son ancien maître, lequel le regardait toujours comme à son service, vu les appointements énormes qu’il continuait à lui payer.

Le roi restait donc absorbé devant ce billet, et les trois ministres, sans deviner d’où arrivait en leur faveur ce secours inconnu et subit, attendaient avec angoisses le dénouement qu’ils désiraient et qu’ils n’osaient hâter. Enfin, le roi sortit de sa stupeur et dit vivement et avec force :

— Une plume !.. une plume !.. donnez, que je signe !

Le grand inquisiteur lui en offrit une, le duc de Lerma déroula le parchemin, et l’archevêque de Tolède approcha l’écritoire. Le roi d’une main agitée y trempa sa plume et s’apprêta à signer.

L’huissier de la chambre annonça en ce moment madame la duchesse de Santarem.