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piquillo alliaga.

sa tête les moyens de l’humilier, de lui prouver son indifférence et son mépris ; tout ce qu’il désirait alors, c’est qu’elle fût bien convaincue de sa haine.

C’est dans ce moment qu’Alliaga s’était rendu au palais du duc de Lerma et avait avec le ministre l’entretien que nous avons raconté plus haut, c’est dans ce moment qu’on annonça chez le roi le grand inquisiteur Sandoval et le légat du pape.

Ils apprirent au roi que Sa Sainteté le pape Paul V venait d’élever son premier ministre, le duc de Lerma, à la dignité de cardinal ; que la cour de Rome, en donnant à celle d’Espagne cette nouvelle marque de sincère alliance, espérait bien que le roi accorderait enfin à l’Église catholique la satisfaction qu’elle réclamait depuis si longtemps : l’expulsion des hérétiques.

Le roi poussa un cri de joie, et interrompant l’inquisiteur, qui croyait devoir appuyer cette proposition par de nouveaux arguments :

— C’est bien, c’est bien ! s’écria-t-il, avez-vous là cet édit ?

— Toujours, sire, il ne me quitte pas.

— Lisez-le-moi.

Sandoval, transporté de joie, jeta au légat un regard de triomphe et lut à haute voix et lentement l’édit, qui contenait sept articles[1]. Le premier était l’expulsion immédiate de tous les Maures qui habitaient l’Espagne.

On leur enjoignait expressément, sous peine de mort, de se tenir prêts, hommes, femmes et enfants, à partir dans trois jours, pour les ports désignés comme lieux de l’embarquement : là ils devaient se rendre à bord des vaisseaux destinés à les transporter en pays étranger.

Le second article prononçait la confiscation de tous leurs biens au profit de l’État et des seigneurs dont ils étaient vassaux, et peine de mort pour ceux qui tenteraient d’en cacher ou d’en détruire quelques-uns.

Le troisième article avait rapport aux enfants au-dessous de quatre ans, qui pouvaient rester en Espagne, à condition que…

— Donnez ! dit le roi, qui n’avait pas écouté et qui croyait que l’inquisiteur avait achevé sa lecture ; donnez, donnez ! je suis ravi que monseigneur le légat puisse dire à la cour de Rome tout ce que nous faisons en considération de Sa Sainteté.

— Sa Sainteté le saura, dit le légat en s’inclinant ; elle n’attendait pas moins du Fils aîné de l’Église, du Roi Très-Catholique. Je vais aujourd’hui même envoyer un courrier pour que le Te Deum retentisse sous les voûtes de Saint-Pierre.

— Et dans toutes les églises d’Espagne, dit le grand inquisiteur.

Le roi prit la plume, et d’une main qu’affermissait le dépit, il signa sans hésiter, et presque sans le savoir, la condamnation de deux millions de ses sujets.

— Maintenant, sire, s’écria Sandoval, à nous l’exécution de cette glorieuse ordonnance, et si Votre Majesté veut m’en croire, elle se dérobera à toutes les sollicitations et réclamations qui vont l’assaillir.

— Comment cela ? dit le roi.

— Cette nation mauresque a, même parmi nous tant de protecteurs et d’amis…

— Je n’en écouterai aucun ! je refuserai.

— Votre Majesté est si bonne qu’elle en sera désolée ; et si j’étais d’elle je partirais à l’instant pour Valladolid.

— Quitter Madrid ! quitter ce palais ! s’écria vivement le roi, c’est tout ce que je demande ! l’air ! le grand air… c’est ce qu’il me faut ; je suis oppressé, j’étouffe ! dit-il en portant la main à son cœur.

Sans lui donner le temps de réfléchir, en quelques minutes, tout fut prêt par les soins du grand inquisiteur. Sous prétexte d’une promenade à une lieue de Madrid, le roi partit, sans que les gens même de sa suite fussent instruits du but de son voyage.

Un quart d’heure après, des courriers s’élançaient dans toutes les directions, annonçant à tous les évêques du royaume le triomphe de la foi sur l’hérésie, et l’importante mesure que le roi venait de prendre ; prescrivant, en même temps, à tous les vice-rois de province et à tous les gouverneurs de villes, de mettre, à l’instant même, à exécution la présente ordonnance.

Sandoval et le saint-office étaient dans la jubilation ; Ribeira versait des larmes de joie, et le duc de Lerma se disait à part lui en souriant : Pour un futur ambitieux, Alliaga commence mal ; il n’a pas su choisir son temps pour se brouiller avec nous, et il lui sera aussi difficile maintenant de me renverser que de sauver d’Albérique et les siens.

En effet, quand arriva Alliaga, tout était fini : l’acte d’iniquité était consommé !


LXIII.

les barons de valence.

En quittant le duc de Lerma, Alliaga s’était rendu sur-le-champ au palais du roi.

On lui avait dit que Sa Majesté venait de partir pour une promenade. Il avait attendu ; les heures s’étaient écoulées, le roi n’était pas revenu.

Alliaga, décidé à voir le monarque, n’avait pas quitté le palais ; il y était resté jusque bien avant dans la nuit. Alors, épuisé de fatigue, accablé d’inquiétudes, craignant quelque nouveau complot contre le roi lui-même, il sortit, rentra quelques instants à l’hôtel de Santarem, et y trouva ces mots que le roi lui avait adressés avant son départ :

« Je pars pour Valladolid. Je suis le plus malheureux des hommes ; venez me rejoindre, mon cher Alliaga, je n’attends plus de consolations que de vous seul. »

Que s’était-il donc passé ? qui avait pu déterminer ce départ, cette fuite du roi ? Ce n’était ni au ministre ni à son frère qu’Alliaga pouvait maintenant le demander. Le plus terrible, c’est qu’il y avait déjà plus de douze heures de perdues, et qu’il en fallait autant pour franchir les quarante lieues qui séparent Madrid de Valladolid.

Piquillo n’hésita pas ; quoique brisé de fatigue, et n’ayant rien pris depuis le matin, il se jeta dans une

  1. Fonseca, liv. iv, chap. 3.