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piquillo alliaga.

deux mannequins de paille représentant le duc de Lerma et Sandoval. La dignité de cardinal, que la cour de Rome venait d’accorder au ministre, n’avait apaisé ni ces bruits calomnieux ni l’indignation publique.

À Tolède même, dont Sandoval était archevêque, les soins du corrégidor, des alguazils et des familiers du saint-office ne pouvaient empêcher la circulation de libelles et de peintures infâmes. L’une, entre autres, représentait le duc de Lerma avec un chapeau noir à larges rebords, à genoux et la tête baissée au pied d’une estrade où était étendue la reine avec un poignard dans le sein. Les gouttes de sang qui s’échappaient de sa blessure tombaient sur le chapeau du ministre, qu’elles finissaient pas rougir entièrement et dont elles faisaient un chapeau de cardinal.

Il était évident pour le duc que toutes ces calomnies, répandues d’abord en secret et avec adresse par le père Jérôme, Escobar et les révérends pères de la Compagnie de Jésus, circulaient maintenant d’elles-mêmes et grandissaient à vue d’œil.

Elles étaient parvenues jusqu’à Rome.

Le pape Paul en avait eu connaissance ; il se repentait presque de la nomination qu’il venait de faire, et les cardinaux s’indignaient du nouveau collègue qu’on leur avait donné. Il était impossible, le duc le sentait bien, que ces bruits ne fussent pas arrivés jusqu’à l’oreille du roi. Il n’avait sans doute pas osé en parler à son ministre ; mais de là venait la froideur qu’il lui témoignait depuis plusieurs mois.

Comment provoquer une explication que le roi semblait éviter, et dans laquelle d’ailleurs le cardinal-duc n’aurait pu apporter d’autres preuves de son innocence que ses protestations et ses serments personnels ? À la vérité, dans les circonstances présentes, le roi ne pouvait pas, même quand il le voudrait, renverser son ministre ; celui-ci n’était que trop bien défendu par la cour de Rome, par le coup audacieux qu’il venait de frapper, et par la complication même des affaires politiques, dont lui seul avait alors le maniement, le secret et la responsabilité.

Le cardinal-duc était donc devenu nécessaire, indispensable ; le royaume, c’était lui.

Mais il n’avait plus, il le sentait bien, l’affection et la faveur du maître, et n’ayant jamais joui de la faveur populaire, et s’étant arrangé pour s’en passer, il prévoyait que, plus tard, lorsque les affaires qu’il avait embrouillées commenceraient à s’éclaircir, lorsque reviendraient la paix et la tranquillité, lorsque enfin on n’aurait plus besoin de lui, ce Piquillo, d’abord méprisé, pourrait devenir un adversaire d’autant plus redoutable qu’il possédait déjà la confiance du souverain. Ennemi aussi implacable qu’il avait été ami utile, il n’y avait plus à espérer de le regagner. Il ne s’était pas réconcilié avec le père Jérôme, il est vrai, mais il devait nécessairement le faire, et appuyé par les révérends pères de la Foi, dont le crédit secret était immense, il pouvait former avec le duc d’Uzède une ligue qui finirait par détruire l’ancien favori dans l’esprit du roi.

Cela commençait déjà.

Le cardinal-duc se disait donc qu’il fallait d’abord attaquer ses ennemis séparément, l’un après l’autre, et avant qu’ils eussent le temps de se rallier et de se réunir.

Sandoval n’était point à Madrid. Il lui rendit compte, par écrit, de la situation, l’engagea à hâter son retour, et comme l’expulsion des Maures l’avait mis en goût pour les coups d’État, il résolut d’en frapper un second, l’expulsion des jésuites.

C’était depuis longtemps son rêve, et le moment lui paraissait venu de le réaliser.

Trop adroit, cependant, pour présenter au roi et lui faire approuver de force une ordonnance qu’après tout il pouvait refuser de signer (et il était certain qu’Uzède et Piquillo lui donneraient ce conseil), le ministre voulut combattre les jésuites, ses ennemis, par leurs propres armes ; il résolut de prendre un détour pour aller plus vite, et le chemin de traverse pour arriver plus droit à son but.

Il était plongé dans ces réflexions, quand le duc d’Uzède, son fils, entra dans son cabinet, et lui demanda, avec un air plein d’intérêt, la cause de sa rêverie.

Le ministre leva sur lui le regard le plus affectueux et le plus paternel.

— Mon fils, mon fils bien-aimé, lui dit-il, voici un grand chagrin qui m’arrive.

— Et lequel, monseigneur ?

— J’ai besoin des conseils d’un ami, judicieux, ferme et éclairé… Voilà ce que je me disais ; et le ciel m’a exaucé, puisqu’il vous envoie à moi.

— Parlez, monseigneur.

— Depuis quelques jours vous voyez le roi ?

— Tous les soirs.

— Il vous a rendu son ancienne faveur ?

— C’est vrai.

— Et j’en suis enchanté. Vous m’aiderez à déjouer des complots qui se trament contre moi.

— Ce n’est pas possible, monseigneur !

— Cela est ! On veut me ravir non-seulement le pouvoir, mais l’amitié de mon souverain.

— Ah ! s’écria le duc d’Uzède avec chaleur, ce serait indigne !

— Ce qui l’est bien plus, dit le ministre d’un air sombre, c’est que ceux qui cherchent à me renverser me doivent tout.

— C’est infâme ! dit le duc d’Uzède ; infâme ! je ne connais pas d’autre expression.

— Bien plus, ils sont admis dans mon intimité, ils sont comblés de mes bienfaits, ajouta le cardinal en serrant la main de son fils, qu’il sentit tressaillir. Et pour tout vous dire, ils me sont alliés par les nœuds du sang : ils sont de ma propre famille !

Le duc d’Uzède pâlit, et cherchant vainement à cacher son trouble, il balbutia ces mots :

— Ce n’est pas ! ce ne peut pas être ! Votre Éminence ne peut croire à de pareilles accusations.

— Elles me sont prouvées. Celui qui conspire contre moi est le marquis de Cazarera, votre cousin, mon neveu.

— Et lui aussi ! se dit le duc d’Uzède avec surprise et en même temps avec joie, car il avait ainsi la preuve qu’il n’était pas même soupçonné, et que son