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piquillo alliaga.

— Ou plutôt une expiation de la première. C’est du moins mon opinion.

— Ce n’est pas la mienne, et si le ministre consent à renoncer à ce projet ; s’il permet et autorise notre établissement en Espagne ; s’il nous donne surtout des garanties, et c’est là ce que je viens vous demander, je vous rends possesseur d’un secret qui le sauve et consolide à tout jamais sa puissance. Qu’en dites-vous ?

En prononçant ces mots, Escobar, les yeux attachés sur Piquillo, semblait plonger dans le fond de son âme, pour y chercher le point essentiel, c’est-à-dire sa pensée, car pour lui les paroles n’étaient rien, si ce n’est, comme l’a dit plus tard un homme d’État de son école, un simple accessoire propre à déguiser le principal.

— Dans ce que vous me proposez, répondit froidement Alliaga, il n’y a qu’une difficulté.

— Laquelle ?

— C’est que je ne tiens pas du tout à maintenir le duc de Lerma au pouvoir.

Escobar ne put retenir un geste de surprise, et Alliaga continua :

— Au contraire, je veux le renverser.

— Dites-vous vrai ?

— Je le lui ai dit à lui-même ! C’est mon seul but, mon seul désir.

Et il ajouta avec force et après un instant de silence :

— Oui, je le renverserai.

— Soit, dit Escobar sans s’émouvoir, et si je puis vous seconder…

— Vous ! s’écria Alliaga étonné.

— Moi-même ! Je venais pour le sauver ; je suis prêt à le perdre. Les deux moyens sont également dans mes intérêts, mais le second est dans mes goûts, je le préfère : ainsi donc, dit-il gaiement en rapprochant son fauteuil de celui d’Alliaga, entendons-nous.

— C’est impossible.

— Qui s’y oppose ?

— Le passé.

— Est-ce que vous y croyez ? C’est tout au plus si je crois au présent.

— À présent comme autrefois, comme toujours, il y aura haine entre nous.

— Qu’importe ! je ne vous parle pas d’amitié, mais d’alliance. Il s’agit de renverser le duc de Lerma.

— Et si je veux le renverser à moi seul ! s’écria Alliaga avec force.

— En vérité ! répondit Escobar, dont l’étonnement redoublait.

— Oui, j’en ai fait le serment, et pour l’exécuter, je ne veux ni secours ni allié. Je suffirai seul à la tâche que j’ai entreprise. Je ne puis donc accepter vos offres, seigneur Escobar, et je vous laisse le maître de perdre à votre choix ou de sauver le duc de Lerma.

— Ainsi, seigneur Alliaga, votre dernier mot est donc…

— Que tout m’est indifférent, pourvu que je ne me rencontre ni dans le même camp ni sous les mêmes drapeaux que vous.

Il salua de la main le révérend père, appela Gongarello et se retira dans son appartement, laissant Escobar stupéfait du résultat de la conversation.

Elle lui semblait d’autant plus inexplicable, qu’Alliaga lui avait dit la vérité ; or, c’était la dernière chose qu’Escobar se fût avisé de soupçonner, et, persuadé que le confesseur du roi avait été encore plus fin, plus adroit et plus impénétrable que lui :

— Maudit homme, se dit-il, qu’on ne peut ni désarmer, ni tromper, ni comprendre !

Et il ajouta avec un soupir mêlé d’orgueil et de rage :

— On voit bien qu’il a étudié chez nous.


LXVII.

l’albarracin.

Désolé d’avoir perdu toute une soirée à combattre un ennemi qu’il n’avait pu vaincre, frère Escobar se leva de bon matin, quitta l’hôtellerie, sans faire ses adieux au confesseur du roi, et se hâta de continuer sa route, décidé plus que jamais à poursuivre son premier projet.

Il avait quelque confiance dans le grand inquisiteur Sandoval, qui n’avait pas étudié chez Loyola et dont il espérait tirer meilleur parti que de Piquillo.

Le pieux recteur de l’université d’Alcala aurait bien voulu, pour arriver plus vite, prendre la voie du muletier. Les muletiers ne manquaient pas, mais ce qu’il était impossible de trouver, c’étaient des mules, attendu que dans le pays elles avaient été toutes enlevées par les ordres de don Augustin de Mexia, commandant de l’armée du roi. On en avait besoin pour transporter dans la montagne les approvisionnements et surtout les munitions de guerre.

Escobar, en homme de résolution, prit sur-le-champ son parti, celui d’aller à pied, persuadé qu’il trouverait des moyens de transport de l’autre côté de l’Albarracin, à Cuença, qui était une ville de fabrique, une ville de ressources.

Il se mit donc à gravir intrépidement la montagne, qui dans cet endroit n’est pas très-escarpée, car c’est le point où la chaine commence à s’abaisser et à descendre dans la plaine.

Complétement absorbé par les projets qu’il méditait, il suivait un sentier qui s’était offert à lui, à sa gauche, lorsqu’il fut arrêté au milieu de sa marche et de ses réflexions par la voix d’un fantassin espagnol qui lui criait :

— Holà ! mon révérend, Votre Seigneurie veut-elle ajouter un martyre de plus à notre glorieuse légende ?

— Qu’est-ce, mon frère, dit Escobar en levant la tête, et que voulez-vous dire ?

— Que le sentier que vous prenez conduit droit à l’ennemi, à qui votre présence ferait grande joie, car ils aiment surtout les robes de moines.

— En vérité !

— Ils en ont brûlé, dit-on, une douzaine avant-hier.

— Si ce n’est que la robe, mon frère…

— Avec les religieux qui étaient dedans, ajouta le soldat en riant militairement.

Escobar fit le signe de la croix et redescendit vivement le sentier.