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piquillo alliaga.

— Quelle route faut-il prendre pour aller à Cuença ?

— Celle qui est devant vous, et ne vous en écartez pas.

Le bon père n’avait garde de manquer à ce conseil. Il doubla le pas, et au bout d’une demi-heure de marche il entendit un si grand bruit, des cris, des vociférations et surtout des jurements si énergiques, qu’il crut être tombé dans une embuscade de Maures ou de réprouvés. Il venait de rencontrer un détachement espagnol commandé par Diégo Faxardo, un des lieutenants d’Augustin Mexia.

Le détachement, composé de sept à huit cents hommes bien armés, avait fait halte.

— Oui, Gonzalès, j’ai été ce matin à la chasse dans la montagne, s’écriait un jeune soldat, et j’en ai abattu cinq, dont deux femmes et trois enfants. Cela compte tout de même, le grand inquisiteur Sandoval nous l’a dit.

— C’est possible, Léonardo, répondait un de ses camarades, mais tu as tant de péchés arriérés à expier, sans compter le courant !

— Qu’importe ? tant qu’il y aura des Maures, il y aura toujours des absolutions à gagner.

— Et ils sont beaucoup, à ce qu’on dit !

— Sans armes, sans munition, et presque sans chefs, excepté ce Yézid d’Albérique, qui se bat bien.

— Et dont la tête vaut mille ducats !

— Ce serait bon à prendre.

— Dieu et Notre-Dame del Pilar nous en feront la grâce. En attendant, il peut nous arriver de bonnes aubaines, témoin la nuit dernière.

— Que vous est-il arrivé ?

— J’étais de l’expédition du capitaine Diégo Faxardo, et imagine-toi, Léonardo, un feu de joie magnifique… c’était la Saint-Jean… et nous avons brûlé en son honneur…

— Un cierge ?

— Non, tout un village, celui de Barredo.

— Et je n’étais pas là !

— Nous avions tué ou fait prisonniers les Maures qui avaient essayé de se défendre.

— Ceux que je viens de voir…

— Tu l’as dit. Pendant ce temps, leurs femmes s’étaient toutes réfugiées dans une vieille tour.

— Et je n’étais pas là ! répéta le jeune soldat.

— Des femmes superbes, que nous avons faites également prisonnières.

— Sans condition ?..

— Au contraire, à condition !..

— C’était très-mal, mes frères, s’écria Escobar, qui, arrivé depuis quelques instants, venait d’entendre cette conversation.

— Vous avez raison, mon père, répondit Gonzalès en s’inclinant avec respect, car la robe de moine ne perdait jamais son privilége sur le soldat espagnol. C’est un péché ; notre aumônier, le frère Géronimo, nous l’a bien dit, un péché mortel, de contracter alliance avec les filles des Philistins et des Madianites ; aussi, c’est le ciel qui vous envoie, mon père, pour m’en donner l’absolution.

— Moi, s’écria Escobar, vous absoudre d’un tel crime !

— Nous l’avons expié, mon père, reprit vivement le soldat ; sans cela, je n’implorerais pas la clémence divine. Mais rassurez-vous, ce matin même le péché a été expié, il n’en reste plus de trace.

— Que voulez-vous dire ?

— Que les filles et les femmes des Philistins…

— Eh bien ?

— Toutes massacrées ! au nom de la foi !

Escobar poussa un cri d’horreur et recula d’un pas.

— Qu’est-ce, dit Gonzalès, en le regardant de travers et en portant la main à son épée, est-ce que vous ne seriez pas un véritable moine ?

— Si, mon frère, si vraiment ! répondit vivement le prieur.

Et tout en tremblant, il étendait la main vers le soldat, qui s’inclinait devant lui, lorsque par bonheur, on entendit un roulement de tambours.

Chacun courut reprendre son rang.

C’était don Augustin de Mexia qui arrivait, monté sur un beau cheval andalous ; le général était entouré de plusieurs officiers et suivi de trois ou quatre cents hommes qui escortaient un convoi considérable.

Le moine se retira à l’écart près d’un arbre, et don Diégo Faxardo s’avança vers son général.

Augustin de Mexia était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille moyenne, d’une physionomie grave et sévère. Officier expérimenté, il faisait la guerre depuis trente ans, et s’était distingué surtout dans les Pays-Bas. Espagnol de la vieille roche, il parlait peu, se battait bien, commandait encore mieux, ne donnait rien au hasard et savait attendre pour réussir plus vite.

Son lieutenant, don Diégo Faxardo, lui ressemblait peu ; la bravoure, la jactance et l’orgueil espagnols brillaient en lui au plus haut degré. Quelques duels heureux avaient tellement exalté chez lui la fatuité de la valeur, que rien, c’était là sa conviction, ne devait lui résister, et qu’avec son épée il pouvait arrêter toute une armée.

— Seigneur Faxardo, lui dit gravement don Augustin, vous allez, avec les huit cents hommes que vous commandez et les quatre cents que je vous amène, remonter la montagne jusqu’à la hauteur de Huelamo de Ocana.

— Et tomber sur les rebelles ?

— Non ; vous tournerez sur votre droite, pour vous établir entre un des plateaux de l’Albarracin et Teruel.

— Et de là disperser toute cette canaille mauresque ?

— Non ; avec la munition et l’artillerie que je vous amène, vous attendrez.

— Attendre ! monseigneur… nous, des Espagnols ! attendre quand l’ennemi est là !

— Vous attendrez, reprit gravement le général, que don Fernand d’Albayda, à qui j’ai ordonné le même mouvement sur l’autre versant de la montagne, soit à peu près arrivé au même point en se dirigeant par Culla et Benasal.

— Votre Seigneurie, en les traitant avec tant de cérémonies, fait bien de l’honneur à de misérables révoltés, indignes du nom de soldats.

Don Augustin, sans écouter l’observation de son lieutenant, continua avec la même gravité :

— Don Fernand leur fermera ainsi la retraite du