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piquillo alliaga.

côté de la mer ; le brigadier Comara du côté de l’Aragon ; tandis que moi, avec le principal corps d’armée rassemblé à Hueté, j’attaquerai.

— Et moi, général ?

— Vous, Diégo, vous n’aurez qu’à attendre les rebelles, que nous pousserons vers vous. Retranché dans de fortes positions, avec l’artillerie que je vous confie, il vous sera facile de les exterminer.

— Trop facile, monseigneur, et si Votre Excellence voulait me permettre de lui soumettre une autre idée, beaucoup plus expéditive…

— Parlez.

— Ce serait de balayer moi-même toute la montagne, avec quelques centaines de fantassins. J’ose dire que les Mauresques, qui me connaissent, ne tiendront nulle part devant moi. Je ne demanderais même à la rigueur, contre de tels ennemis, que quelques alguazils et un corrégidor avec sa baguette, car ils ne méritent point que l’épée d’un gentilhomme sorte pour eux du fourreau.

— Vous ne savez pas, comme moi, ce que c’est que la guerre des montagnes, et vous ne connaissez pas le nombre des rebelles.

— Il est vrai, monseigneur, poursuivit fièrement don Diégo, que je n’ai pas l’habitude de compter mes ennemis ; mais je sais ce que nous valons, je sais que c’est un affront pour des soldats espagnols, de les envoyer combattre sérieusement des laboureurs, des ouvriers, des fabricants de draps ou d’étoftes ; et, pour ma part, je déclare à Votre Excellence qu’avec de tels adversaires, je n’emploierai que le plat de mon épée.

— Comme vous l’entendrez, seigneur Diégo, pourvu que mes ordres soient exécutés.

Don Augustin de Mexia s’éloigna au galop, suivi de ses officiers, et le jeune capitaine, rouge encore d’indignation et d’orgueil, mais forcé d’obéir, ordonna à ses soldats de se préparer à gravir la montagne.

On avait formé les rangs et l’on se disposait à partir ; quelques fantassins qui formaient l’avant-garde étaient déjà engagés dans une espèce de défilé ; un jeune muletier, embusqué derrière un rocher, s’élança sur le soldat Gonzalès, celui auquel Escobar n’avait pas eu le temps de donner l’absolution, et il était écrit sans doute qu’il ne la recevrait pas, car le poignard du muletier le frappa mortellement et le fit rouler sanglant sur la poussière.

Les compagnons du blessé se saisirent du meurtrier, qu’ils trainèrent devant leur commandant.

— Qui es-tu ? demanda celui-ci au prisonnier, qui portait la tête haute et fière.

— On me nomme Aben-Habaki. J’étais ouvrier chez le noble Delascar d’Albérique ; n’ayant plus ni ouvrage ni patrie, j’ai été retrouver à la montagne notre chef Yézid, son fils, et je me suis fait soldat.

— Tu veux dire brigand.

— Les brigands, ce sont ceux qui prennent, et les Espagnols m’ont tout enlevé. Il me restait ma femme, qui s’était réfugiée au village de Barrepo, avec d’autres de ses compagnes. J’y suis arrivé ce matin sous ce déguisement pour la voir, pour l’embrasser. Le village avait été brûlé, toutes nos femmes massacrées. C’étaient des soldats espagnols qui avaient commis ce crime pour plaire au Dieu des chrétiens et mériter ses bénédictions. Ils étaient là plusieurs qui s’en vantaient, entre autres ce Gonzalès, que je reconnais bien. Je l’ai suivi de loin, et tout à l’heure, qu’Allah en soit loué ! il est tombé sous mon poignard. Je n’ai qu’un regret.

— Et lequel ?

— De n’avoir pu frapper que lui. Le Dieu d’Ismaël me devait mieux que cela. N’importe ! d’autres s’en chargeront.

Le sort du pauvre Habaki ne pouvait être douteux. On ne l’immola point par le fer, il n’aurait pas eu le temps de souffrir, mais il fut décidé qu’on le brûlerait à petit feu.

Et pendant les apprêts de son supplice :

— Puissions-nous traiter ainsi tous les siens ! s’écria Diego Faxardo. Mais, par malheur, ils sont cachés dans la montagne et il ne nous est pas permis de les poursuivre ; il nous faut les attendre. Mais si, chemin faisant, et sans désobéir au général, nous pouvions les rencontrer et les joindre…

— Que donneriez-vous pour cela ? s’écria vivement le Maure, en levant la tête, qu’il avait tenue baissée jusque-là.

Et il regardait attentivement Diégo et ses soldats, qu’il avait l’air de compter.

— Ce que je te donnerais ? répondit le capitaine, pas grand’chose ! ta vie, par exemple !

Le Maure fit un mouvement de joie.

— Entendons-nous ! à condition que tu me conduiras dans l’endroit de la montagne où sont cachés tes frères ?

— J’y consens.

— À condition que tu nous les livreras tous ?

— Oui, tous ! s’écria vivement Habaki, à l’instant même.

— Vous l’entendez, dit en riant le capitaine Diégo ; vous voyez de quoi les Maures sont capables : pour sauver ses jours, il ferait pendre tous ses frères, le lâche !

Haben-Habaki lui lança un regard d’indignation qui semblait dire : tu te trompes, je ne suis pas un lâche.

Mais ce regard, il se hâta de le réprimer et dit en regardant le soleil, qui dardait ses rayons sur la montagne :

— Que voulez-vous, seigneur cavalier, c’est si beau à voir, le soleil !

— Bien ! bien ! poursuivit le capitaine à ses soldats, éteignez ce brasier qui déjà commençait à flamboyer. Liez le prisonnier, qui marchera à côté de moi. Toi, Léonardo, charge ton escopette, et à la première tentative de fuite ou de trahison, feu sur ce misérable.

— C’est ce que je demande, répondit Habaki, et maintenant suivez.

— Soldats, à vos rangs ! en avant ! cria le capitaine.

Et les douze cents hommes, les bagages, les munitions et l’artillerie commencèrent à gravir la montagne lentement et en bon ordre.