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piquillo alliaga.


LXVIII.

don augustin de mexia.

L’adroit prieur de la Compagnie de Jésus avait obtenu tout ce qu’il désirait, le maintien de son ordre, et de plus la protection du duc de Lerma, l’alliance de la sainte inquisition, enfin la ruine probable des anciens amis qui l’avaient abandonné ou trahi. Mais, en vainqueur modeste et prudent qui songe bien plus à profiter de ses succès qu’à s’en vanter, il se dirigea droit vers Alcala de Hénarès, s’empressa d’aller confier ces bonnes nouvelles au père Jérôme, et en attendit pieusement auprès de lui les effets.

Quant au grand inquisiteur, certain désormais d’imposer silence à toutes les calomnies, assuré de pouvoir se justifier, ainsi que son frère, aux yeux de l’Espagne et de la cour de Rome, il se hâta de terminer les affaires qui le retenaient dans le royaume de Valence, et choisit le chemin le plus court pour retourner à Madrid.

Il n’eut garde d’oublier la précieuse déclaration signée du père Jérôme et d’Escobar ; il la prit avec lui, et la relut plus d’une fois en voyage. Sa seule préoccupation était de trouver un moyen de ménager l’honneur de sa famille, et d’arriver à un jugement équitable, lequel permit de condamner la comtesse d’Altamira et d’acquitter le duc d’Uzède.

Piquillo, que nous avons laissé à Carascosa, au pied de l’Albarracin, voulait, le jour même du départ d’Escobar, se remettre également en route, mais il reçut le matin même des dépêches du roi, auxquelles il lui fallut répondre.

Pendant qu’il écrivait, Gongarello vint d’un air effrayé lui annoncer une partie des nouvelles qui se répandaient dans le pays ; le pillage, la prise et les massacres de Barredo ; les troupes qui se rassemblaient autour de l’Albarracin, dernier rempart des Maures, et les mesures prises par le redoutable Augustin de Mexia ; il avait, en effet, promis au duc de Lerma de finir cette guerre en peu de jours par l’extermination totale des rebelles ; et tout faisait craindre qu’il ne tint parole.

Gongarello connaissait les montagnes de l’Albarracin, il y avait passé une partie de sa jeunesse, et, excepté quelques endroits escarpés propres aux embuscades ou quelques grottes pouvant servir de retraite, il n’y avait guère moyen, comme dans les Alpujarras, d’y résister longtemps à une armée nombreuse et disciplinée.

Piquillo frémit en pensant à Yézid, qui, avec des soldats sans expérience et presque sans armes, avait à lutter contre ces vieilles bandes espagnoles guerroyant depuis vingt ans en Italie, en France et dans les Pays-Bas. L’issue de la lutte ne pouvait, par malheur, être longue ni douteuse, et le pauvre moine, ne voyant aucun espoir de faire triompher les Maures ses frères, dont il regardait la cause comme perdue, cherchait seulement à obtenir pour eux un pardon, une amnistie, ou du moins les conditions les plus favorables. Il écrivait dans ce sens au roi, mais sans se dissimuler que Sa Majesté, abandonnée à elle-même, et en présence de l’opposition du duc de Lerma, ne se trouverait pas sans doute le courage de faire grâce. Il avisait donc à d’autres moyens plus efficaces lorsqu’un grand bruit se fit entendre en dehors de l’hôtellerie.

C’était le reste des habitants de Barredo, une soixantaine de prisonniers maures que la colonne du capitaine Diégo avait arrachés la veille à leur village embrasé ; ils étaient escortés par quelques soldats espagnols, et presque toute la population de Carascosa les poursuivait avec des huées, des malédictions et des pierres.

Ces malheureux étaient dans un état déplorable, couverts de boue et de sang, accablés de fatigue et pouvant à peine se traîner.

— Où les conduisez-vous ? demanda Piquillo au sergent qui commandait le détachement.

— À Hueté, où nous devons être rendus ce soir, répondit le sergent Molina Chinchon, un des derniers débris de l’ancienne infanterie espagnole.

— Ils ne pourront jamais marcher jusque-là.

— C’est l’ordre de don Augustin de Mexia, et avec lui, qu’on le puisse ou non, il faut marcher ; il n’a jamais pardonné en sa vie une désobéissance ou une faute contre la discipline.

— Accordez-leur du moins de s’arrêter quelques instants dans cette hôtellerie ; il y a, au fond de la cour, une vaste grange où le seigneur hôtelier leur permettra de se reposer et de se rafraichir.

— Volontiers, s’écria le maître de la posada, Mosquito, qui, connaissant déjà l’humeur généreuse de frey Alliaga, voyait en perspective une occasion de forte dépense, attendu que les prisonniers tombaient tous d’inanition.

— Mais l’ordre de mon général ? répondit Molina Chinchon.

— Mais celui de Son Excellence frey Luis Alliaga, confesseur du roi, répliqua l’hôtelier.

— Et si mon général le sait…

— Il ne le saura pas !

— Il me donnera les arrêts ou la prison.

— Son Excellence vous donnera sa bénédiction, et moi un bon dîner et une bouteille de vin de Benicarlo.

— En vérité ! dit le sergent, qui se mourait de soif.

— Et une dernière considération.

— Laquelle ?

— Vous ferez, sergent, un acte d’humanité.

— Ça ne m’effraie pas… au contraire !.. cela seul me détermine, répondit le vieux soldat.

Mais il était aisé de voir que la bouteille de benicarlo aurait suffi.

Les prisonniers furent conduits dans la grange, au grand désappointement de la population de Carascosa, que l’on privait ainsi du plaisir de les maltraiter, et le peuple espagnol tient à ses plaisirs.

On se hâta, par l’ordre de Piquillo, de satisfaire à leurs premiers besoins, et le sergent, oubliant un instant les rigueurs de la discipline, s’attabla joyeusement dans la cuisine, à côté du seigneur Mosquito, qui voulut absolument tenir compagnie à son hôte,