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piquillo alliaga.

couler de son front. Il lui semblait impossible que Yézid ni aucun des siens pussent se soustraire au sort qui les menaçait. C’était leur arrêt qu’il venait d’entendre.

C’est dans ce moment que l’hôtelier, le bonnet à la main et la serviette sous le bras, vint avertir leurs excellences que le banquet était servi et qu’on les attendait dans la salle du festin.

Pendant le temps qui venait de s’écouler, les pauvres prisonniers maures avaient pu du moins se reposer et reprendre des forces. Grâce au ciel, le général n’avait encore aperçu ni eux ni le sergent, qui n’avait eu garde de se montrer. Par malheur, l’appartement d’apparat, le plus beau de la maison, celui où était servi le dîner, avait trois fenêtres qui donnaient sur la rue, et l’on entendait les vociférations du peuple réclamant les victimes qu’on lui avait enlevées.

— Qu’est-ce cela ? demanda tranquillement Mexia, qui, au milieu de ces cris confus, ne distinguait rien.

— Une querelle sans doute, répondit Alliaga ; quelques muletiers ou portefaix de la ville qui se battent entre eux.

— Très-bien, répondit le général en s’asseyant vis-à-vis du jeune moine.

Et il se mit à dîner sans faire plus d’attention au tapage effroyable qui avait lieu dans la rue que si le plus profond silence eût régné autour de lui.

Cet admirable sang-froid rassura un instant Alliaga.

Mais bientôt les orateurs du dehors ne se contentèrent pas de crier : les gestes s’en mêlèrent et devinrent des plus expressifs. Des carreaux de la salle furent brisés, et un caillou tomba même sur la table du festin.

Le général leva la tête et dit froidement à Mosquito :

— Faites-moi venir un alguazil.

— Mais, monseigneur… balbutia l’hôtelier interdit, et qui, d’une main tremblante, lui présentait en ce moment une assiette.

— Je vous ai demandé un alguazil.

— J’entends bien… monseigneur… il y en a même deux en bas… qui sont venus pour me parler.

— Montez-en deux.

— Ce ne sera pas assez.

Le général ne daigna pas même lui répondre ; il lui lança un regard qui disait si nettement : Obéissez ! que l’hôtelier ne trouva plus une seule objection et s’empressa de sortir.

Don Augustin, avec le même flegme, la même gravité espagnole, continua son dîner, s’interrompant seulement de temps en temps pour boire à la santé de son convive.

La porte s’ouvrit de nouveau et parurent deux alguazils. L’un n’était pas un étranger pour Alliaga, qui cherchait à se rappeler où cette physionomie avait frappé sa vue ; mais le barbier Gongarello, qui se tenait debout derrière son patron, l’avait déjà reconnu, et pour cause : c’était l’alguazil qui, quelques jours auparavant, le conduisait lui-même prisonnier et avait voulu le pendre. Il murmura son nom à l’oreille de Piquillo.

— Ah ! Cardenio de la Tromba ! s’écria le confesseur du roi, c’est vous que je revois ? est-ce que déjà vous êtes de retour de Valence ?

— Non, monseigneur, les prisonniers que vous m’aviez commandé d’y conduire m’en ont épargné la peine.

— Comment cela ?

… Vous m’aviez ordonné de défaire les liens qui les tenaient garrottés ; on ne parlait, tout le long de la route, que des rebelles rassemblés dans l’Albarracin, sous les ordres d’Yézid d’Albérique…

— En vérité ? dit le général.

— Et quand nous nous sommes approchés de la montagne, mes prisonniers ont tenté de s’évader ; nous n’étions que douze alguazils armés d’escopettes…

— Et vous n’avez pas fait feu ? s’écria don Mexia.

— Si vraiment, monseigneur, et, excepté les douze que nous avons tués, tous les autres ont été rejoindre Yézid.

— Il n’y a pas grand mal, continua le général, nous les retrouverons avec lui, et aucun n’échappera cette fois, je vous le jure. En attendant, monsieur l’alguazil, ayez pour agréable de faire éloigner la foule qui est devant cette maison, et dont le bruit pourrait incommoder le révérend frey Alliaga, confesseur de Sa Majesté.

— Nous avons déjà essayé, monseigneur, et nous n’avons pas pu : ils veulent absolument…

— Quoi ?… Que veulent-ils ?

— Qu’on leur livre les prisonniers.

— Lesquels, monsieur l’alguazil ?

— Ceux que conduisait le sergent Molina Chinchon.

Don Mexia haussa les épaules et répondit :

— Ils doivent à l’heure qu’il est être arrivés à Hueté. Qu’on aille les y chercher si on veut, mais je doute qu’on les y trouve.

— Et moi aussi, se dirent Gongarello et l’hôtelier.

— Car l’ordre du duc de Lerma, continua don Mexia, est de les faire passer par les armes à leur arrivée.

Alliaga ne put retenir un cri d’effroi, et sa seconde pensée fut un remercîment à la Providence, qui lui avait inspiré l’idée de retenir ces malheureux.

— Passés par les armes ! répéta-t-il.

— Tels sont les ordres du ministre et du roi, répondit Mexia avec le même calme et sans interrompre son repas.

Puis s’adressant aux alguazils :

— Annoncez cela, messieurs, aux bourgeois de cette ville ; cela leur suffira, je pense.

— Non, monseigneur, ils n’en croiront rien.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que ces prisonniers sont encore ici, dans cette hôtellerie, enfermés dans la grange qui est au fond de la cour.

— Le sergent qui les conduisait a donc été tué ? dit gravement le général.

— Non, Excellence, répondit timidement l’hôtelier, il vient de dîner avec moi.

— Faites monter le sergent… à l’instant même.

— Il est inutile de l’interroger, seigneur don Augustin, s’écria Alliaga, c’est moi qui suis seul coupable ; c’est moi qui l’ai engagé à accorder quelques heures de repos à ces malheureux qui n’avaient plus la force de continuer leur route.

— Votre Excellence a fait son devoir comme ministre