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piquillo alliaga.

— Gongarello, qui, élevé dans ce pays, connaît la montagne et tous ses sentiers.

— À demain donc, frère.

— À demain.

Toute cette conversation avait eu lieu rapidement à voix basse et à l’autre bout de la salle. Abouhadjad, entendant les cris des siens qui l’appelaient, avait redescendu l’escalier et s’était élancé dans la cour.

Alliaga se rapprocha alors du général et l’aida dans les soins qu’il donnait au capitaine Diégo.

Celui-ci revint enfin à lui ; il se rappela alors sa jactance du matin, sa défaite de la journée et tout ce qui venait de se passer ; son premier mouvement, mouvement de honte et de confusion, fut de cacher sa tête entre ses mains.

— Allons, allons, lui dit gravement le général, courage et patience ; tout peut se réparer. Rien ne vous empêche de vous faire tuer à la première occasion, et cette occasion-là arrivera plus tôt que vous ne croyez.

En parlant ainsi, don Augustin de Mexia se promenait dans la salle de l’hôtellerie. Il regardait de temps en temps sa montre et avait l’air de calculer.

— À quoi pensez-vous, général ? lui demanda Alliaga.

— Je pense que si mes instructions de ce matin ont été exactement suivies, six cents hommes de cavalerie, commandés par Gomès de Sylva, doivent passer ce soir par Carascosa pour aller prendre position à Hueté. Dieu aidant, ils ne peuvent tarder et nous allons rire, poursuivit-il gravement. Pas un seul de cette canaille ne nous échappera !

— Dites-vous vrai ? s’écria le capitaine Diégo en se levant vivement.

Sa figure pâle se colora un moment, et ses yeux brillèrent d’un éclair de joie et de vengeance.

Mais il était dit que ce jour-là serait un jour de malheur pour le pauvre capitaine et que toutes ses prévisions seraient déjouées.

On entendit dans la cour de l’hôtellerie un son de cor répété successivement sur divers points de la ville. C’était Alhamar-Abouhadjad qui rappelait et ralliait tout son monde ; emmenant avec lui tout son butin, de nombreux troupeaux et les pauvres prisonniers de Barredo : il regagna en bon ordre les gorges de l’Albarracin. On entendit pendant quelque temps le son lointain du cor, répété par les échos de la montagne, puis le plus profond silence succéda aux clameurs et une vaste solitude aux scènes de pillage et de dévastation.

Tout se taisait depuis longtemps ; don Augustin de Mexia ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour et appela.

Une seule voix, une voix faible, lui répondit ; c’était celle du sergent Molina Chinchon.

— Que voulez-vous, mon général ?

— Où est Mosquito l’hôtelier ?

— Sauvé… ou caché ; je le soupçonne d’être dans la grange, sous des bottes de paille.

— Appelle alors l’alguazil Cardenio de la Tromba.

— Tué, mon général, ainsi que son camarade.

— Et les soldats que tu commandais ?

— Tous massacrés, général.

— Et toi ?

— Blessé à leur tête !

— Dangereusement ?

— J’espère que non.

— Tu en reviendras ?

— Je vous le jure, mon général.

— Tant mieux ! hâte-toi de te guérir.

— Je me dépêcherai.

— Et tu te rendras alors, pour quinze jours, aux arrêts.

— Oui, mon général.

Un galop de chevaux se fit entendre, au loin, du côté de la plaine.

— Ce sont eux, dit don Mexia, c’est Gomès de Sylva… mais trop tard.

— Eh ! pourquoi donc ? s’écria vivement Diégo, on peut encore les poursuivre.

— Non pas ! non pas ! répondit le prudent général ; je n’irai pas me hasarder la nuit dans la montagne, qu’ils connaissent mieux que nous.

Et regardant le capitaine d’un air sévère :

— C’est assez des désastres de cette journée, il faut nous reposer cette nuit.

Un quart d’heure après, Gomès de Sylva traversait Carascosa avec son détachement. Don Augustin se mit à leur tête avec Diégo Faxardo, qui se soutenait à peine sur son cheval. Pendant toute la route, le général n’ouvrit pas la bouche sur ce qui s’était passé. Mais arrivé à Hueté, il se contenta de dire aux officiers qui l’entouraient :

— À demain le combat, messieurs.

Puis se tournant vers Diégo :

— À demain votre revanche, capitaine.


LXXI.

le camp des maures.

Le lendemain dans la journée, frey Alliaga quitta l’hôtellerie ; mais à peine à une lieue de là, il s’arrêta comme indisposé, se coucha de bonne heure, et quand tout le monde fut endormi dans la misérable posada où il avait cherché asile, il se leva et se dirigea vers la montagne, accompagné de Gongarello, qui devait le conduire, et qui, par un mouvement involontaire, se tenait toujours derrière lui.

Gongarello était dévoué, mais il avait peur, et de plus braves que lui auraient pu être intimidés la nuit dans ces montagnes sauvages et surtout dans le sentier escarpé qu’il leur fallait suivre, et qui était dangereux, même de jour. Il serpentait péniblement sur les flancs d’une montagne à pic, et à mesure qu’on s’élevait, on apercevait à sa gauche un précipice qu’on osait à peine regarder, car sa hauteur pouvait donner le vertige aux meilleures têtes.

Plus on approchait du sommet de l’Albarracin, plus l’air devenait vif et le vent impétueux. Il mugissait sourdement dans les fissures des rochers ou tourbillonnait en rafales dans l’étroit espace que parcouraient nos voyageurs. Parfois, et pour ne pas être renversés, ils étaient obligés de se retenir à des pointes de rocs ou aux liéges et aux sapins, qui, à cette élévation,