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piquillo alliaga.

commencent déjà à être rares ; sans compter que les choucas et les oiseaux de proie, que réveillait cette marche nocturne, ajoutaient par leurs cris sauvages à l’horreur de ce lien formidable.

Enfin ils arrivèrent à un petit plateau couronné par trois cimes de rochers dont les blanches aiguilles brillaient à la lueur des étoiles. Gongarello tressaillit en entendant le bruit des armes et en voyant plusieurs hommes, couchés à plat ventre le long du rocher, se lever brusquement à leur approche.

C’étaient Alhamar-Abouhadjad et ses compagnons.

— Venez, frère, dirent-ils à Alliaga ; notre chef vous attend.

Et ils commencèrent à descendre de l’autre côté de la montagne, par un sentier non moins escarpé, jusqu’à l’entrée d’une caverne masquée par des rochers.

C’était la route à suivre pour arriver au camp, et à moins de connaître parfaitement ce passage, il était impossible de le soupçonner. Depuis cet endroit, le chemin était large et facile, et tout en marchant, Alliaga interrogea Abouhadjad sur les événements de la journée.

— Allah nous favorise, s’écria celui-ci. Ce matin, avant le lever du soleil, Yézid qui est toujours le premier sur pied et qui nous anime de ses discours et de son courage, Yézid s’est mis en marche ; nous pensions tous qu’il allait descendre sur Culla et Benazal pour attaquer le corps d’armée de Fernand d’Albayda. Nous avons aperçu son camp de loin dans la plaine, au lever du soleil.

— Et il a donné le signal ? s’écria Alliaga avec crainte.

— Non, il s’est arrêté. Il a contemplé un instant les tentes de Fernand. J’étais alors, comme toujours, près de mon maître Yézid, et j’ai vu couler une larme le long de sa joue.

Et nous aussi nous étions émus ! car de la plateforme où nous étions, du côté de l’Albarracin qui donne sur la mer, nous voyions se dérouler à nos pieds les plaines de Valence.

— Campagnes que nous avons cultivées, s’est écrié Yézid, séjour de notre enfance ; sol de la patrie, nous ne porterons point dans ton sein la dévastation et le pillage.

Et jetant un dernier regard, un regard de protection et d’amour sur cette terre, arrosée de nos sueurs, Nous avons pris parmi les rochers la route qui tourne du côté de l’Aragon. Là était le second corps d’armée commandé par le brigadier Gomara, qui, parti depuis quelques jours de Checa, devait se lier, par sa gauche, avec les troupes de don Fernand, et par sa droite à l’armée principale, commandée par don Augustin de Mexia, lequel devait, ce matin, se mettre en marche de Hueté pour faire sa jonction avec don Gomara.

— Je le sais, je le sais, dit Alliaga avec impatience. Eh bien ?

— Eh bien, don Gomara et ses troupes, ne nous supposant pas l’audace de les attaquer, dormaient, je crois, dans leurs quartiers, quand les cris d’Allah et le feu de la mousqueterie les ont réveillés. Ils ne nous croyaient ni armes ni munitions, mais les soldats de Diégo nous en avaient fourni la veille ; ils ne nous croyaient ni courage, ni connaissances militaires, mais nous sommes du sang des Abencerages et nous étions commandés par Yézid !

Pendant que nous les attaquions l’épée à la main et de près, ces Espagnols, nos maîtres et nos bourreaux, les coulevrines et les fauconneaux que nous avions trainés avec nous, et que nous avions établis en batterie de l’autre côté de leur camp, tonnaient au-dessus de leur tête et les foudroyaient. C’était la justice céleste, elle venait d’en haut.

Ils ont voulu nous les reprendre, ces canons qui leur appartenaient, et quatre fois ils sont montés à l’assaut en gravissant les rochers ; mais nous étions là ! continua Abouhadjad avec l’exaltation de la vengeance et du triomple ; quatre fois nous les avons précipités de ces remparts de granit que le ciel nous a donnés et qu’il a élevés pour nous !

Ah ! poursuivit le Maure avec un éclat de rire, si vous les aviez vus rouler jusqu’au fond du ravin où ils n’arrivaient que par fragments ! si vous aviez vu leur chef Gomara, après deux heures de résistance acharnée, repoussé de rocher en rocher, attaqué corps à corps par Yézid !.. Yézid lui-même, le fils des Abencerages, le sang des rois maures, Yézid, mon maitre et mon roi, qui, aux yeux de tous, et sur ce rocher élevé, l’a frappé de son épée, pendant que les échos de la montagne répétaient : Allah ! Allah ! Gloire à Yézid ! Gloire aux Abencerages !

Ah ! c’est un beau jour que celui-là, s’écria le Maure transporté de joie, et je peux mourir maintenant ! J’ai vu couler assez de sang espagnol.

— Et don Augustin de Mexia ? demanda Alliaga avec inquiétude.

— Leur général en chef, ce guerrier si vaillant, si habile, si expérimenté, à ce qu’ils disent tous… nous avons entendu le son de ses tambours, les fanfares de sa cavalerie… nous avons vu de loin gravir ses colonnes, pendant que Yézid, ralliant nos soldats, les rangeait sur une esplanade qui dominait la montagne, notre artillerie sur les flancs, six mille hommes en bataille et douze cents arquebusiers retranchés derrière les rochers ; nous l’attendions, ce grand capitaine, et comme les Maures, nos ancêtres, nous l’avons, par nos cris, défié au combat ; il ne l’a pas accepté.

— En vérité !

— Il a contemplé longtemps notre position, et au lieu de nous attaquer, il a tourné du côté de Checa, nous laissant maîtres de tout ce versant de la montagne et de la grande route de Valence à Madrid.

— Quoi ! il s’est éloigné !

— Oui ! s’écria fièrement Abouhadjad, ses soldats étaient plus nombreux du double et il a fui devant nous.

Alliaga n’en croyait rien, et la retraite du général espagnol lui inspirait de vives inquiétudes. Augustin de Mexia n’était pas homme à battre en retraite, sans motif, et Alliaga avait raison.

En apprenant le nouvel échec que venait d’éprouver un de ses lieutenants ; en voyant la forte position occupée par les rebelles, le vieux général avait compris qu’on ne l’enlèverait pas de front sans des pertes considérables ; que peut-être même le succès de l’attaque pourrait être douteux, et fidèle à sa maxime : Attendre pour arriver plus vite, il avait préféré quelques jours