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piquillo alliaga.

— Rien.

— C’est faisable !

— Rien, qu’à te taire ; que personne ne puisse soupçonner ce qui se passera entre nous.

— C’est ce que je demande.

— Tu acceptes donc ?

— Qu’ordonnez-vous, maître ?

— Cette lettre que tu as reçue, je la veux !

— La voilà.

— Et voici d’avance cinquante ducats. À quelle heure M. de Latorre viendra-t-il chercher la réponse ?

— Ce soir, à neuf heures, dans ce jardin.

— Très-bien. Tu viendras prendre la mienne, une demi-heure avant.

Acalpuco s’éloigna, et Alliaga, remonté dans son oratoire, s’empressa d’ouvrir ce billet. Il ne portait pas de suscription, mais il était adressé à Ribeira ; il n’était pas signé, mais Alliaga en reconnut l’écriture, qu’il avait vue souvent. Elle était de la comtesse d’Altamira. La comtesse n’était donc pas morte, comme le bruit en avait couru, et ce mystère annonçait déjà quelque nouvelle trame.

Voici, du reste, ce que disait ce billet :

« Monseigneur,

« Pour échapper aux piéges et à la vengeance de mes ennemis, qui sont aussi les vôtres, je n’ai point démenti le bruit de ma mort. Le domestique de confiance qui vous remettra ce billet connaît seul le secret de ma retraite, et sur un mot de Votre Excellence, je serai prête à me rendre près d’elle. D’ici là, je dois vous prévenir que le peuple, excité par un nommé Pedralvi et quelques autres agents de frey Luis Alliaga, confesseur du roi, veut, à la faveur d’une émeute, vous enlever, demain, les prisonniers que vous avez si justement condamnés au bûcher, et dont la perte assurera le triomphe de l’Espagne et le nôtre. Pour déjouer leurs desseins, je puis vous indiquer un homme de tête et de cœur, sur lequel vous pourrez compter. Il y a dans les prisons de l’inquisition un capitaine de navire, le commandant du San-Lucar, qui, moyennant une piastre par tête, fera entrer ce soir dans Pampelune deux cents de ses compagnons et plus, s’il le faut, déguisés en marchands ou en bourgeois. Ils sont cachés à la montagne, avec Barbastro, son lieutenant, dans les gorges de Savora, attendant ses ordres, et paraîtront à sa voix. Profitez, monseigneur, de cet avis important, et n’y voyez que mon dévouement pour Votre Excellence, ainsi que mon zèle pour la foi, dont vous êtes le défenseur. »

Alliaga relut deux fois, bien attentivement, cet écrit et se dit :

— Nos ennemis nous envoient eux-mêmes les auxiliaires dont j’avais besoin.

Il se fit ouvrir le cachot où, quelques jours auparavant, il avait fait enfermer Juan-Baptista.

À la vue de son ancienne connaissance, le bandit frémit et crut son dernier moment arrivé. Sa blessure, quoique dangereuse, n’était pas mortelle, mais il comprit qu’on ne lui laisserait pas le temps de la cicatriser et qu’on venait le chercher pour le conduire à l’échafaud. Quel fut donc son étonnement lorsque Alliaga plaça devant lui une plume, de l’encre et du papier, et lui dit :

— Écris !

Il n’y avait rien à répondre. Alliaga dicta et le capitaine écrivit :

« Mes chers et dignes compagnons, demain je dois être conduit au bûcher… »

— Ah ! c’est demain ! dit le capitaine en s’interrompant. Alliaga ne lui répondit pas, mais lui fit signe de la main de continuer.

Le capitains obéit.

« Demain je dois être conduit en grande procession sur la place de Pampelune, et il y a peu d’espoir, cette fois, que j’en réchappe ; cela dépend cependant de vous… »

Le capitaine s’arrêta encore, contemplant d’un air étonné et curieux Alliaga, qui, gardant le même silence, lui renouvela du geste l’ordre de continuer.

« Vous autres qui ne craignez ni Dieu ni diable, pouvez seuls me venir en aide et me délivrer. Il s’agit seulement pour cela de vous introduire ce soir dans la ville, déguisés en bourgeois, et demain d’attaquer et de disperser la procession, qui ne sera composée que de moines, d’alguazils et de familiers du saint-office. »

Le capitaine s’efforçait vainement de s’expliquer Une pareille épitre ; désespérant d’y parvenir, il y renonça et acheva d’écrire le post-scriptum suivant :

« Comme, malgré l’amitié qui nous lie, vous n’êtes pas des gens à vous exposer pour rien, le porteur, en qui vous pouvez avoir toute confiance, vous remettra d’avance une piastre par tête, ce qui fait deux cents, et autant demain soir après le succès de l’expédition. »

— C’est donc sérieux ? dit le capitaine en laissant tomber ses bras de surprise.

— Signe, lui dit froidement Alliaga.

— Quoi ! vraiment, s’écria le bandit en signant effrontément Juan-Baptista, capitaine du San-Lucar ; quoi ! c’est toi, Piquillo, qui consens à me délivrer ! Tu es donc bien généreux ou tu as bien besoin de moi ? Tant mieux, j’en serais enchanté ; car, quoique ennemis, on se rend justice et on s’estime.

Alliaga, sans lui répondre, plia la lettre, la cacheta et la plaça devant le bandit pour qu’il y mît l’adresse.

— Ah ! s’écria le bandit, je comprends enfin ; vous voulez connaître ainsi la retraite de mes compagnons et me forcer à vous les livrer. Deux cents gaillards, dont le voisinage redoutable inquiète la sainte Hermandad !

Alliaga haussa les épaules, et Juan-Baptista continua tranquillement :

— C’est une affaire comme une autre. Voyons, parlons franchement. Je ne demande pas mieux que de vous les vendre tous jusqu’au dernier, cela dépend du prix. Que me donnerez-vous pour vous designer le lieu de leur retraite ?