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piquillo alliaga.

— Je n’ai rien à dire à Piquillo Alliaga, répliqua la comtesse avec dédain.

— C’est à lui alors de vous parler, dit le nouvel inquisiteur, d’une voix grave et solennelle ; vous répondrez après, madame, si vous le pouvez.

De nouveau il lui fit signe de s’asseoir, et cette fois, d’un geste et d’un air si imposant, que la comtesse, étonnée, se laissa tomber sur le siége qu’on lui désignait.

Seulement alors elle s’aperçut qu’elle était sur une espèce de sellette qui servait d’ordinaire aux accusés.

Elle tressaillit, et Alliaga, sans faire attention à son trouble, continua d’une voix lente, distincte et accentuée :

— Moi, grand inquisiteur, je vous accuse d’avoir voulu vous défaire par le poison d’Aïxa, duchesse de Santarem, ainsi que vous en êtes convenue vous-même avec moi.

Je vous accuse d’avoir, en voulant attenter aux jours de cette jeune fille, donné la mort à votre souveraine ; Marguerite d’Autriche, reine d’Espagne ; ainsi que le prouve cet écrit, signé par le révérend père Jérôme et le frère Escobar y Mendoza, vos deux directeurs.

Je vous accuse d’avoir payé le capitaine Juan-Baptista et son lieutenant Barbastro, dont voici la déclaration, pour incendier le couvent des Annonciades et pour massacrer toutes les jeunes filles mauresques qui tenteraient de s’échapper des flammes.

Je vous accuse ! poursuivit-il avec force ; ou plutôt ce sont ces victimes elles-mêmes qui vous accusent, et dont les ombres sanglantes s’élèvent contre vous. Répondez-leur.

La comtesse restait immobile ; pâle et atterrée.

— Répondez donc maintenant, défendes-vous, car je ne veux pas vous condamner sans vous entendre :

— Grâce !.. grâce | lui dit-elle :

— Je n’ai pas le droit de faire grâce, je n’ai que celui de faire justice. Vous vous l’êtes déjà rendue à vous-même. Vous vous êtes fait passer pour morte. Don Fernand d’Albayda et toute votre noble famille vous croient ensevelie sous les débris fumants du couvent des Annonciades. Il vaut mieux, je m’en rapporte à don Juan votre frère, qui nous contemple dans ce moment, il vaut mieux, pour les d’Aguilar, vous pleurer comme victime que de vous maudire comme coupable ! Écoutez donc votre arrêt, écoutez-le, seule, pour que vos aïeux, pour que votre noble race, pour que Fernand d’Albayda, ne puissent l’entendre.

Au nom de l’inquisition, qui a remis aujourd’hui en mes mains tous ses pouvoirs, vous, comtesse d’Altamira, je vous condamne, comme empoisonneuse, régicide et incendiaire, à la peine de mort !

La comtesse poussa un cri et s’évanouit. Alliaga détourna la tête et sentit la pitié s’emparer de lui ; mais reprenant son courage, il plaça la main sur son cœur, leva les yeux au ciel et se dit :

— J’ai prononcé en mon âme et conscience ; que Dieu juge lui-même mes jugements !

Il sonna Acalpuco, il lui fit signe d’enlever la comtesse et descendit dans le cachot de Juan-Baptista.

— Ah ! s’écria le bandit avec joie, ce sont mes compagnons et la liberté qui m’arrivent.

— Non, répondit Alliaga ; c’est ton juge, et il sera, comme toi, sans pitié. À tous tes crimes, tu as ajouté celui de massacrer un vieillard sans défense ; ce vieillard était mon père, et tu n’as de grâce à espérer ni de moi ni de la justice humaine. Tâche de fléchir celle de Dieu et passe cette nuit en prières, car demain, Juan-Baptista, bandit et assassin, tu mourras !

Et il s’éloigna.

— Cette fois, dit le brigand en secouant la tête, la partie me paraît à peu près perdue, et c’est dommage ! Une partie si longtemps disputée et que j’ai tant de fois manqué de gagner ! Bah ! qui sait ?.. répéta-t-il en lui-même ; Barbastro et les siens peuvent encore me délivrer. J’ai tant de fois méprisé la potence et les avances qu’elle me faisait, que si elle a un peu de fierté, elle ne doit plus vouloir de moi !

Puis s’adressant au geôlier :

— Frère Pacôme, lui dit-il, envoyez-moi pour cette nuit…

— Un confesseur ?

— Non, saint homme, mais une pipe et une burette d’eau-de-vie.

Le geôlier fit un signe de la croix et s’enfuit.


LXXXVIII.

l’auto-da-fé.

Le lendemain, c’était jour de fête à Pampelune.

Comme la veille, les cloches de toutes les églises sonnaient depuis le matin, comme la veille, le peuple se pressait dans les rues ! les balcons, décorés de tapisseries et de fleurs, étaient couverts d’une foule avide et curieuse, mais cette foule pacifique venait, cette fois, assister à un triomphe et non à un combat.

Leurs fueros reconnus et l’inquisition humiliée, c’était là le sujet de toutes les conversations. Personne ne songeait à ce que coûtait la victoire aux deux Mauresques qui en étaient le prix et qui semblaient trop heureux de mourir pour faire triompher leurs priviléges. Personne en ce moment ne leur portait de haine ; on ne leur voulait pas de mal ; on les aurait crus presque étrangers à ce qui se passait, et, en effet, aux yeux de la multitude, ils n’étaient qu’un détail de la fête, un accessoire ; le principal n’était pas là.

Comme la veille, l’inquisition sortit en grande procession ; la bannière de saint Dominique et son nouvel inquisiteur marchaient en tête. Des cris, des vivat frénétiques accueillirent Alliaga.

C’était lui, disait-on, qui avait triomphé de l’obstination de don Juan Ribeira ; c’était lui qui avait tout pacifié ; c’était lui qui avait reconnu les droits du peuple et proclamé les fueros, et dans leur enthousiasme, Ginès de Hila, Truxillo et toute la bourgeoisie de Pampelune répétaient :

Vive Alliaga ! Alliaga pour toujours ! Que désormais, comme aujourd’hui, il marche à la tête de la sainte inquisition.

Jamais Ribeira n’avait excité de pareils transports et, dès ce jour, sa popularité était à jamais détruite.