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piquillo alliaga.

Comme la veille, les deux prisonniers s’avançaient, enveloppés du carrachas et du san benito, qui cachaient complétement leurs traits. Les hallebardiers fermaient la marche et veillaient sur les deux condamnés ; mais il y avait près d’eux et autour d’eux une garde bien plus sûre et qui ne les perdait pas de vue.

C’étaient une demi-douzaine de moines enveloppés du capuchon et de la robe des inquisiteurs, mais qu’à leur tournure martiale, à leur air déterminé, des yeux prévenus ou défiants auraient certainement pris pour d’autres soldats que ceux de Saint-Dominique.

C’étaient Pedralvi, Alamar-Abouhadjad et quatre de leurs compagnons, tous anciens serviteurs de Delascar d’Albérique et de son fils Yézid, qui avaient juré de venger l’un et de sauver l’autre, et qui, dans l’accomplissement de ce double devoir, comptaient leurs jours pour rien.

Ils étaient bien armés et décidés à ne pas laisser sortir vivants de leurs mains les prisonniers qu’Alliaga leur avait confiés. Pedralvi, marchant à côté de Juan-Baptista, tenait de sa main droite un poignard caché sous sa robe, et de l’autre un livre de prières. Quelqu’un qui aurait été placé près d’eux aurait pu s’apercevoir que, dans sa distraction, le faux moine tenait son psautier à l’envers, ce qui ne l’empêchait pas d’y tenir ses yeux attachés attentivement et d’en réciter les versets avec ferveur.

Mais pendant qu’à la lueur des cierges et des flambeaux tout le sombre cortége défilait et répétait ses hymnes funèbres, Pedralvi, toujours la tête baissée sur son livre, murmurait à l’oreille de Juan-Baptista :

— Tu as beau regarder autour de toi, tes compagnons ne viendront pas te délivrer.

Puis il reprenait à voix haute avec le chœur des moines :

De profundis clamavi

— Tu voudrais vainement détacher les liens qui retiennent tes mains ou arracher le bâillon qui t’empêche de crier, ils ont été attachés par moi, moi, Pedralvi, que tu as arrêté, dépouillé, et que tu voulais massacrer dans les montagnes de Tolède !..

De profundis clamavi

Par moi Pedralvi, que tu as retrouvé à bord du San-Lucar et que tu as jeté à la mer ; par moi, dont tu as assassiné le noble maître, Delascar d’Albérique.

De profundis clamavi ad te, Domine !

Par moi, dont tu voulais brûler vive la fiancée, Juanita, après avoir jeté aux flammes ses compagnes et nos sœurs…

De profundis clamavi ad te, Domine !

Ne crains rien, Juan-Baptista, la litanie de tes crimes est longue, et nous n’aurions jamais fini ; heureusement, nous voici arrivés à la grande place.

Juan-Baptista fit un geste de fureur.

— Allons, reprit Pedralvi, un peu de sang-froid, et tâche de faire bien les choses ; ne vois-tu pas tout ce peuple accouru pour te voir ; c’est plus d’honneur que tu n’en mérites, il faut t’en rendre digne. Ne vois-tu pas, à gauche, pour toi seul, pour ton usage particulier, ce large bûcher dont la flamme se dessine déjà, brasier moins ardent que celui du couvent des Annonciades ! Ne vois-tu pas, juste au-dessus du bûcher, ce gibet élevé qui avance son bras pour saisir la proie qu’il attendait depuis si longtemps ? Tout cela est pour toi, Juan-Baptista ! À celui qui a commis tant de crimes, ce n’est pas trop d’une double mort !

Et Pedralvi répéta avec tous les moines qui venaient de s’arrêter :

De profundis clamavi ad te, Domine !

Malgré ce que lui avait dit son implacable ennemi, le capitaine avait toujours conservé, pendant toute la marche du cortége, l’espoir qu’une émeute ou quelque coup de main viendrait le délivrer ; tout à coup il sentit ses genoux fléchir et toute sa résolution l’abandonner.

À coup sûr, Juan-Baptista n’était pas lâche, et on ne pouvait guère l’accuser d’être superstitieux, mais à la vue de ce bûcher et de cette potence, il se rappela soudain la prédiction que lui avait faite, quinze ans auparavant, à l’hôtellerie de Bon-Secours, Aben-Abou Gongarello, le barbier, en lui disant :

— Tu seras pendu et brûlé !

Le capitaine baissa la tête et murmura en lui-même :

— Cette fois, je donne ma démission, le maudit Maure avait raison.

En effet, l’instant d’après, et sur un geste d’Alliaga, le fidèle Acalpuco et ses assesseurs, réunis à ceux de la ville, hissèrent aux yeux de la multitude le capitaine Juan-Baptista et une autre victime que la terreur avait déjà anéantie.

À cette reconnaissance solennelle de leurs droits et priviléges, à la vue de la justice qui leur était rendue, tous les bourgeois de Pampelune poussèrent un long cri de joie et de triomphe. Des croisées, des balcons, du haut des toits de la place Mayor, une multitude immense et frémissante leur répondit.

Mais une minute à peine s’était écoulée que soudain la corde fut coupée ; du haut du gibet les deux condamnés tombèrent dans le bûcher placé au-dessous d’eux, et dont les flammes dévorantes les eurent bientôt réduits en cendres.

À cet aspect, un cri d’allégresse partit à son tour des rangs de l’inquisition ; des milliers de voix entonnèrent Hosanna ! gloire au Seigneur !

La bannière de saint Dominique et la croix sainte s’élevèrent ; le peuple se prosterna, et, comme la veille encore, chacun des deux partis, satisfait de sa gloire et se regardant comme victorieux, chanta un Te Deum en actions de grâces dans la cathédrale de Pampelune.

Tandis que ces événements se passaient et que toute la population de la ville semblait réunie et agglomérée sur un seul point, celui de la place Mayor, un carrosse bien fermé et attelé de deux bonnes mules s’avançait dans les rues presque désertes et se dirigeait vers la porte de Saragosse. Pendant qu’on les brûlait sur la grande place ; Yézid et Aïxa sortaient de Pampelune. Avec eux était la pauvre Juanita.

Fernand d’Albayda les avait guidés et ne les quittait pas. Hors des portes de la ville, une escorte nombreuse et fidèle les attendait.

— Je réponds de vous maintenant, s’écria Fernand, c’est à moi seul de veiller sur vos jours. Où faut-il vous conduire ?