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piquillo alliaga.

de s’affliger d’une pareille chimère ! Vois donc quelle pâleur sur ses traits ! et des larmes dans ses yeux… Allons donc ! par saint Jacques, fais comme Aïxa… fais comme moi… rions de cette folie, rions-en tous les trois !

Et le pauvre père laissa éclater avec bonhomie toute la joie qu’il éprouvait. Carmen voulut l’imiter, mais elle n’en eut pas la force et tomba en sanglotant dans ses bras.

— Eh mais ! eh mais ! dit-il étonné, qu’as-tu donc ?

— Rien, mon père ; pardonnez-moi… j’avais besoin de vous embrasser.

— Il n’y a pas de pardon à demander pour cela.

Et Carmen le serra contre son cœur avec tant de vivacité, le couvrit de ses baisers et de ses pleurs avec des mouvements si convulsifs, que don Juan commença à s’inquiéter.

— M’expliqueras-tu cela ? dit-il à Aïxa, qui, pâle, mais conservant son sang-froid, avait depuis longtemps les yeux fixés sur la pendule de l’appartement.

— Rien, monseigneur… je vous jure… Un mal de tête… une migraine qui à tout à coup saisi Carmen… Il ne faut pas que cela vous effraie. Elle aurait même… un peu de frisson… que ce ne serait rien encore.

— Rien ! dit le vieillard alarmé.

— Vous la verriez… pâlir… chanceler… et même, cela lui est arrivé parfois, à elle et à moi… elle aurait quelques crispations, quelques mouvements nerveux…

D’Aguilar poussa un cri, et voulut se lever de son fauteuil ; mais Aïxa le retint en lui disant :

— Mais, non, non… rassurez-vous… elle n’en a pas, vous le voyez bien ! Elle est pâle, c’est vrai, mais elle ne perd pas connaissance, elle ne souffre point… N’est-ce pas, Carmen ? Elle n’a pas de frisson ! et elle lui saisit la main, n’est-il pas vrai ?… Et cependant, continua-t-elle avec véhémence en regardant toujours la pendule, l’aiguille avance, et tu n’éprouves rien… ni moi non plus.

— Oui ! oui ! s’écria Carmen les yeux rayonnants de joie.

— Je te disais bien… que l’on se trompait… qu’il y avait de l’espoir… Ce serait fini maintenant… Et tiens, tiens… entends-tu ?… L’heure est écoulée, la pendule sonne !

Elles étaient sauvées !

Poussant un cri d’allégresse, les deux jeunes filles se jetèrent aux pieds du vieillard. Puis, se relevant et se moquant mutuellement de leur frayeur, elles se mirent à battre des mains en riant et en dansant.

C’était au tour de d’Aguilar à s’effrayer. Il les crut folles.

— Avez-vous perdu la raison ?

— Non, dit Aïxa, car nous vous aimons plus que jamais, et nous venons de vous épargner… ce que nous avons souffert.

— Qu’est-ce donc ?

— Ne nous le demandez pas, nous le préférons. Aussi bien, dit-elle, j’étais sûre de moi et je savais bien que je m’y connaissais. Mais, c’est égal, vous me gronderiez, et elle aussi… Il vaut donc mieux que vous ne nous interrogiez pas.

— Et je veux cependant tout savoir ! dit le vieillard avec impatience.

— Alors, dit Carmen, venez, mon père, prenez mon bras, je vais tout vous raconter dans votre appartement… à condition que vous ne vous effraierez pas… puisque me voilà.

— Je m’effraierai… je m’effraierai si je veux ! répondit le père avec plus d’inquiétude encore que de colère ; venez, senora, venez.

Ils sortirent tous deux.

Aïxa fit alors quelques pas dans l’appartement, tira un rideau derrière lequel Piquillo était caché, et lui dit :

— Pourquoi as-tu pris ce qu’il y avait dans ce plat ?

— Pour rester, dit froidement Piquillo, si vous restiez toutes deux ; et pour partir, si vous partiez.

Aïxa lui tendit la main, et lui dit avec émotion :

— Désormais je croirai en toi !


XIII.

la sainte-marie del carmen.

Aïxa, la seule qui eût conservé son sang-froid, avait eu bien raison de ne pas associer le vieillard aux émotions qu’elle venait d’éprouver. Il n’aurait pu y résister ; et, lorsque sa fille lui fit le récit de leur imprudence, l’idée seule du danger qu’elle avait pu courir lui causa un tremblement dont il eut grand’peine à se remettre.

Enfin, et quand il fut bien rassuré, il fit venir maître Pablo pour se fâcher à son aise et sans crainte, et se fit répéter par lui tous les détails.

Il était évident que le chef s’était trompé, que c’était lui qui ne s’y connaissait pas, qu’il avait donné une fausse alarme, et qu’il n’y avait, dans tout cela, rien de réel ! Mais Pablo, qui avait été appelé pour faire un rapport, ne voulait pas être venu pour rien, et s’en aller sans avoir eu satisfaction.

Aussi, et comme moyen d’exploiter le reste de colère de monseigneur, il lui raconta, d’un ton pénétré d’indignation, le peu de respect de Piquillo pour les belles-lettres, sa conduite avec son professeur, qu’il avait maltraité et chassé de l’hôtel, laissant entrevoir qu’en pareil cas la peine du talion serait encore de la clémence, et qu’il était impossible de garder dans la maison de monseigneur un indiscipliné et un ingrat qui ne voulait rien faire, ni rien apprendre.

Ainsi que Pablo l’avait prévu, son maître fut comme soulagé de trouver enfin à faire tomber sur quelqu’un son impatience et son humeur contenues depuis longtemps, C’était le lendemain que le terme fatal expirait, le mois était écoulé, et ce jour-là le majordome accourut dire à Piquillo avec une mine effrayée, où perçait une nuance de satisfaction :

— Allez vite, monseigneur vous demande. Il est à table avec ces demoiselles.

Piquillo comparut au déjeuner de famille, le front modeste et les yeux baissés, tandis que maître Pablo, qui commandait le service, le regardait avec ironie,