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piquillo alliaga.

et faisait de lemps en temps passer sous l’épaule gauche, avec un air de triomphe, la serviette qu’il tenait de la main droite.

— Il paraît, monsieur, dit gravement le vice-roi au jeune page, que vous avez congédié votre précepteur ; le nierez-vous ?

— Non, monseigneur… c’est vrai.

— Et pourquoi, s’il vous plait ?

Piquillo hésita, et Aïxa répondit, pour lui, en riant :

— Parce qu’il n’en avait plus besoin !

— Ah ! monsieur était trop savant ?

— Non pas trop, répondit modestement Piquillo.

— Mais assez ! ajouta Carmen.

— Ce n’est pas vous que j’interroge, ma fille, dit le vice-roi, et puisque monsieur peut se passer de précepteur, puisqu’il est devenu, en un mois, un puits de science et d’érudition, c’est un fait dont on peut aisément s’assurer… Donnez-moi un livre.

— En voici un, dit Aïxa en tirant de sa poche un volume de Quévedo, qu’elle présenta, tout ouvert, à Piquillo.

— Oui, dit d’Aguilar en s’enfonçant dans un fauteuil, lisez, lisez tout haut.

Chacun, à commencer par maître Pablo, écouta avec attention, et Piquillo lut, non pas seulement couramment, mais d’une voix ferme, nette et accentuée, les vers que Quévedo a mis au devant de son livre, comme épitre dédicatoire, et dont voici la traduction :

« J’aurais voulu et ne sais comment prouver ma reconnaissance
« À celui à qui je dois tant !
« Mais je me suis dit : À quoi bon ?
« Le soleil darde ses rayons bienfaisants ;
« La moisson, qui en profite, ne dit pas : Merci !
« Mais elle mûrit !!!…
« C’est tout ce que veut le soleil ! »

Le vieillard étonné s’écria : Qu’est-ce que veut dire ceci ?

— Que Piquillo est la moisson, répondit Aïxa.

— Et qu’il a mûri, grâce à vous, ajouta Carmen ; c’est tout ce que vous vouliez, mon père.

— Permettez, permettez, dit d’Aguilar en regardant tour à tour et Piquillo et le livre qu’il venait de lui reprendre… peut-être y a-t-il quelque tromperie… peut-être ces demoiselles… et elles en sont bien capables, lui ont fait apprendre par cœur les lignes ou plutôt les flatteries qu’il vient de me débiter.

Les deux jeunes filles haussèrent les épaules en riant.

— Je vais bien le voir, continua d’Aguilar en tirant de sa poche un portefeuille où il prit un crayon et une feuille de papier… je vais bien le voir… à moins que notre savant ne le soit que dans les livres imprimés.

Et il lui remit le feuillet sur lequel il venait d’écrire. Piquillo lut ce qui suit avec émotion :

« Je donne à Piquillo cinquante ducats de gages par an, et je l’attache désormais au service exclusif de Carmen et d’Aïxa. »

Depuis ce jour, Piquillo n’eut plus rien à désirer, et les deux années qui suivirent furent peut-être les plus heureuses de sa vie.

Dès que ses devoirs étaient remplis auprès de ses jeunes maîtresses, et ces devoirs n’étaient ni difficiles ni fatigants, il courait prendre un livre, car c’était là son premier et son plus vif plaisir. Dans les commencements, il consultait Aïxa sur ses lectures ; c’est elle qui le guidait ; mais bientôt la petite bibliothèque des deux jeunes filles fut épuisée par lui. Il s’adressa à celle du vice-roi, qui était vaste et composée des meilleurs auteurs.

Les ouvrages graves et sérieux étaient ceux qu’il préférait ; les sciences, surtout, attiraient son attention. Là, tout était rigoureux, positif, clairement démontré. Le savoir des autres devenait le sien, et toutes les découvertes, toutes les connaissances des siècles précédents appartenaient en un instant à l’écolier qui venait de s’en emparer et de les saisir.

Que les heures s’écoulaient rapidement ! que le temps paraissait doux à Piquillo ! Il donnait au travail une partie de ses nuits, et ses jours, il les passait presque tous auprès d’Aïxa et de Carmen.

L’étude, qui avait développé son intelligence et élevé son esprit, avait en même temps formé son tact et son goût. Il avait deviné, avec une convenance admirable, les limites dans lesquelles il devait se renfermer. C’étaient toujours les deux jeunes filles qui l’appelaient et qui même le consultaient parfois. La conversation se prolongeait souvent des heures entières. Qui se fût étonné de cette intimité si naturelle et si simple ? Piquillo était leur page, leur élève, et puis il leur était si dévoué !… il n’existait que pour elles… Sa vie était de les aimer et de les servir.

Sans compter que, chaque jour, il devenait plus éclairé et en même temps plus aimable et meilleur, car un des bienfaits de l’éducation est non-seulement de changer ou de corriger un mauvais naturel, mais d’exalter et d’ennoblir encore les nobles sentiments ! Admis comme il l’était dans leur vie réelle, dans leurs qualités et même dans leurs défauts de tous les instants, Piquillo avait déjà acquis une intelligence trop supérieure et un coup d’œil trop fin, pour ne pas connaitre ses deux jeunes amies aussi bien que lui-même.

Carmen n’avait pas dans le cœur une seule pensée que l’amitié n’y pût lire.

Pour Aïxa, c’était différent, il y avait en elle une idée ou un souvenir, qui, de temps en temps, la préoccupait. C’était un sourire mélancolique qui errait sur ses lèvres, c’était une vague rêverie qui se dissipait bientôt, mais qui existait… Carmen ne s’en était jamais aperçue, et Piquillo, plus attentif ou plus pénétrant, n’avait cependant rien pu deviner, sinon que, malgré sa jeunesse, Aïxa avait au fond du cœur un secret qu’elle gardait trop fidèlement pour que ce ne fût pas un devoir ; jamais, en effet, Aïxa n’avait trahi un devoir. Carmen ôtait bonne pour tout le monde ; Aïxa choisissait ; elle était fière et dédaigneuse pour ceux qu’elle n’aimait pas, prévenante, gracieuse et adorable pour ceux qui avaient conquis son amitié ou son estime, et Piquillo jouissait maintenant de ce bonheur.

La Sainte-Marie del Carmen approchait, et le vice-roi désirait, cette année, célébrer la fête de sa fille bien-aimée avec plus de pompe qu’à l’ordinaire, d’abord parce que la jeune enfant des années précédentes était devenue une grande et belle senora, et parce que depuis longtemps d’Aguilar avait à cœur de prendre sa revanche aux yeux de la ville de Pampelune, et de