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piquillo alliaga.

faire oublier la soirée qui, deux ans auparavant, avait produit un si mauvais effet, grâce à Piquillo.

Il avait d’abord acheté pour sa fille un cadeau superbe : c’était un vase en porcelaine de Chine, le plus merveilleux et le plus rare qu’on eût jamais vu à Pampelune : le travail en était exquis et les couleurs admirables.

Le marchand qui lui avait proposé ce vase en avait deux, et d’Aguilar aurait bien voulu la paire ; mais il s’agissait de mille ducats (huit mille francs de notre monnaie), et le vieux seigneur avait été, à son grand regret, obligé d’imposer cette privation à son amour paternel. Le vase qu’il avait payé cinq cents ducats, afin d’y mettre des fleurs pour sa fille, fut confié par lui à Piquillo, qui le cacha dans la bibliothèque.

Mais cela ne suffisait pas, il fallait s’occuper des détails de cette fête. Aïxa promit de se charger de tout, et sans en parler à Carmen, dont il fallait bien se cacher, elle appela en conseil secret Piquillo, heureux de sa confiance et surtout de ce mystère !

Qu’Aïxa était belle et joyeuse ! avec quelle vivacité, avec quelle chaleur elle discutait tous les projets proposés par son jeune conseiller ! Enfin, après une longue et mûre délibération, elle s’arrêta à une idée qui devait lui plaire pour beaucoup de raisons ; une entre autres, s’il faut le dire, c’est que son costume de bal serait charmant.

Cette idée consistait à donner à Pampelune ce qu’on a appelé depuis des quadrilles historiques, des bals costumés, divertissement que la France et l’Espagne adoptèrent avec fureur sous les règnes suivants, ceux de Philippe IV et de Louis XIV.

Piquillo, chargé de seconder sa jeune maîtresse dans tous les préparatifs, déploya un zèle et une activité extraordinaires. Il courait chez tous les marchands et fournisseurs, et dans une occasion si importante, maître Truxillo, le tailleur, ne fut pas oublié.

Le grand jour approchait ; le bal devait avoir lieu le lendemain, et Aïxa, qui avait choisi et dessiné, pour elle et pour Carmen, des costumes mauresques, craignant encore qu’ils ne fussent pas rigoureusement exacts, dit le soir à Piquillo :

— Ne m’as-tu pas dit qu’il y avait dans la bibliothèque du vice-roi un livre de gravures sur les antiquités de Grenade ?

— Oui, senora… je l’ai vu ! un gros volume, dans les rayons d’en haut ; demain matin vous l’aurez, soyez tranquille.

Le lendemain, tout entière à ses préparatifs de bal, Aïxa vit arriver dans sa chambre Piquillo… pâle… hors de lui, et dans un état de désespoir impossible à décrire. Il s’était déjà présenté deux fois à sa porte, et il paraissait plus mort que vif.

— Eh mon Dieu ! Piquillo, qu’y a-t-il donc ?

— Le plus grand de tous les malheurs… je n’ai plus qu’à me tuer, et j’ai voulu vous voir auparavant.

— Se tuer un jour de bal… allons donc ! dis-moi ce dont il s’agit, et je te promets d’y porter remède.

— Impossible… personne ne peut réparer un pareil désastre… ce vase… ce beau vase de Chine que le vice-roi veut donner aujourd’hui à sa fille…

— Eh bien ? s’écria Aïxa avec impatience…

— Et qu’il a payé cinq cents ducats…

— Eh bien ?

— Il n’existe plus… brisé… anéanti !

— Par qui ?

— Par moi.

— Et comment cela ?

— J’étais, ce matin, monté sur une haute échelle, dans la bibliothèque, pour prendre, dans les derniers rayons, le volume que vous m’aviez demandé ; le livre garni en cuivre m’est échappé des mains…

Aïxa poussa un cri d’effroi.

— Il est tombé sur le vase qui était au-dessous, et j’eusse mieux aimé, continua Piquillo avec désespoir, être brisé moi-même en morceaux, car je ne me sens pas la force d’annoncer cette catastrophe à monseigneur. Il est dit que c’est moi qui changerai en désolation toutes les fêtes qu’il veut donner. C’est la seconde fois que cela m’arrive, et cette fois-ci ma maladresse est bien plus grande, bien plus terrible encore | que la première.

— Allons, calme-toi, lui dit Aïxa aussi désolée que lui.

— Non, senora, je m’enfuis de cette maison dont je ne causerais que la ruine et la perte !

— Mais attends donc, lui dit-elle en le retenant… si l’on pouvait cacher ta maladresse au vice-roi, s’il l’ignorait toujours ? Voyons, cherchons ensemble ; n’y aurait-il pas quelque moyen ?

— Aucun… aucun, senora, c’est ce matin, dans quelques heures, que monseigneur va venir chercher ce vase pour le remplir de ses plus belles fleurs, et pour porter lui-même son bouquet dans la chambre de sa fille. Il veut lui faire une surprise, et c’est lui, mon Dieu, qui va être surpris ! Quelle sera sa fureur ! comment la calmer ? que pourriez-vous dire pour m’excuser ?

— Attends donc, dit Aïxa, qui, sans se décourager, cherchait toujours… J’y suis ! j’y suis ! Ne m’as-tu pas raconté que le marchand chez lequel a été acheté ce vase voulait vendre la paire ?

— Oui, senora.

Ainsi le pareil existe… il est chez lui ?

— Qu’importe !.. Quand je me vendrais comme esclave, cela ne paierait pas un trésor semblable. Quand je travaillerais toute ma vie, je ne pourrais pas acquitter une telle dette… Vous voyez donc bien que je n’ai qu’à mourir ; qu’il n’y a ni ressource ni espoir, et que vous-même, vous, ma providence, vous, mon bon ange, vous qui pouvez tout, vous ne pouvez pas me tirer de là !

— Peut-être, dit froidement Aïxa.

Elle ouvrit un petit meuble en bois de rose, qui était à côté de son lit, en tira cinq rouleaux qu’elle mit dans une bourse, et dit à Piquillo en souriant :

— Avant que monseigneur n’ait découvert la catastrophe, cours chez ce marchand, et remplace le vase.

Il y a là cinq cents ducats.

Piquillo, la bouche et les yeux ouverts, la contemplait sans rien dire ; il ne pouvait croire à ce qu’il entendait ni même à ce qu’il voyait, à cette bourse qu’il tenait entre les mains et dont le poids cependant n’était point chimérique.