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piquillo alliaga.

— Vous, senora ! une jeune fille, posséder une somme aussi considérable !

— Ne t’inquiète pas, dit Aïxa en souriant de son air effrayé, elle est bien à moi.

— Mais alors, c’est toute votre fortune ! Je ne peux… je ne veux pas accepter.

— Il ne tiendrait qu’à moi de me faire plus généreuse que je ne le suis ; mais, pour dissiper tes scrupules, tiens, regarde !

Elle rouvrit le tiroir où elle venait de puiser, et lui montra qu’il contenait encore un grand nombre de rouleaux pareils.

— Tu vois, lui dit-elle, que j’en ai beaucoup, et que je ne m’en sers pas. Si ce n’étaient quelques pauvres qui sont, en secret, mes pensionnaires, je n’aurais rien à dépenser ici, et je suis enchantée que ma meilleure amie reçoive de moi, sans s’en douter, un cadeau qu’elle croira tenir de son père. C’est un bonheur que je te devrai, Piquillo, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur ; et puis, comptes-tu pour rien le plaisir d’obliger un ami ? de l’empêcher de se tuer ? Car j’espère que tu ne veux plus mourir, Piquillo, ni quitter cette maison où il y a deux fêtes aujourd’hui ? C’était celle de Carmen, et maintenant c’est la mienne !

À ces paroles si bonnes, si généreuses, dites avec un air de gaieté et d’insouciance enfantines qui voulait en diminuer l’importance et qui en doublait le charme, Piquillo ne put rien répondre. Il ne pouvait se rendre compte des sentiments qu’il éprouvait. C’étaient la reconnaissance sans doute et le respect, car il tomba à genoux, et pressa contre ses lèvres la main d’Aïxa, qui lui dit d’un ton plus grave :

— Ce que je confie à Piquillo, personne ne doit le savoir, personne ! pas même Carmen !

Et comme il faisait un geste d’étonnement, elle mit un doigt sur sa bouche et dit :

— Et Piquillo ne doit rien me demander.

— J’obéirai ! Mais moi, continua-t-il avec un soupir, moi qui vous croyais orpheline et sans fortune, vous êtes donc riche ?

— Quand ce serait !… dit Aïxa étonnée de sa tristesse… ce n’était pas pour cela que tu m’étais dévoué…

— Non ! sans doute.

— Eh bien alors, dit-elle en lui tendant la main, cela ne doit pas t’empêcher de m’aimer ; puis elle referma le tiroir en lui disant : Va vite, qu’on ne se doute de rien.

Et elle se mit gaiement à sa toilette.

Piquillo sortit, tout étonné, tout troublé encore de ce qui venait de lui arriver, et ne sachant pourquoi à tant de joie et de bonheur se mêlait un vague sentiment de crainte ou de regret.

Il marchait rapidement et suivait la rue Sainte-Isabelle, où demeurait le marchand qu’il allait trouver, lorsqu’une voix lui demanda l’aumône. Dans sa préoccupation, il ne l’entendit pas, et continua sa marche. La voix le poursuivit et proféra ces mots : Ils sont donc tous sans pitié ! Il se retourna, et vit une vieille femme… au front basané, qui tendait la main.

Tout autre eût remarqué ses cheveux gris en désordre, son œil hagard et sombre, sa main agitée par un mouvement convulsif et l’animation fébrile qui contractait tous ses traits. Piquillo ne vit rien de tout cela : une autre idée le préoccupait ; il se rappela le jour où il tendait ainsi la main dans les rues de Pampelune, ce jour où il allait mourir de faim, quand Juanita vint à son aide.

— Elle aussi a faim, dit-il.

Et sans faire attention à l’air plutôt menaçant que suppliant de cette femme, il lui donna tout ce qu’il avait sur lui. C’était un demi-ducat !

— Un demi-ducat ! s’écria la mendiante en tressaillant de joie ; merci, mon jeune seigneur, merci, lui dit-elle d’un air ému.

Puis, tout à coup, elle laissa tomber ses bras avec découragement, et se dit à demi-voix :

— C’est égal ! ça n’est pas assez ! ça ne la sauvera pas !

— De qui parlez-vous ?

— De qui ?… dit la mendiante avec égarement ; d’elle… de ma fille… que la fièvre dévore, et ils veulent nous renvoyer de notre galetas… et elle va mourir sans abri !… dans la rue… et malgré cela, elle ne voulait pas demander… c’est moi qui suis sortie… pour tendre la main… Il le fallait bien… puisqu’il paraît que c’est ma faute… à moi !….. que c’est moi qui suis cause de tout, et cependant Dieu m’est témoin que j’aimais bien mon enfant !

Piquillo voulut l’interroger ; mais elle continua avec un éclat de rire qui tenait de la folie :

— Un demi-ducat ! à moi qui en ai jeté par poignées ! un demi-ducat ! à nous qui en devons dix !… Je vous demande si c’est juste !… et s’il y avait une justice au ciel !… Si seulement, en attendant, il y en avait une sur la terre…

— Taisez-vous ! taisez-vous ! lui dit Piquillo en l’interrompant ; je n’ai rien en ce moment, mais demain, je vous le promets, je ferai ce que je pourrai. Où est votre logis ?

— Oui, c’est vrai… notre logis, il faut se hâter de le dire, car demain nous n’en aurons plus !

— Où est-il ?

— Rue du Figuier, dans la maison du juif Salomon, le teinturier.

— Et votre nom ?

— Ah ! notre nom… est-ce le vrai que vous me demandez… le nôtre à nous ?

— Oui, sans doute.

— Alliaga, dit-elle.

Et elle s’enfuit.

Piquillo poursuivit sa marche, que cet incident avait retardée, arriva chez le marchand, paya, emporta le précieux vase, et il était rentré à l’hôtel, et tout était en place, avant que le vice-roi vint chercher le cadeau qu’il destinait à sa fille, et qui fut reçu par elle avec des transports de joie et de reconnaissance.

— Vois donc, dit-elle à sa sœur, les folies que mon père a faites pour moi.

— Et voici, dit Aïxa en l’embrassant, notre surprise à nous deux Piquillo : lui, pour le conseil, moi, pour l’exécution.

Et elle lui montra le costume mauresque pareil au sien, qu’elle avait fait faire, à son insu, et qui lui allait à ravir.

— Mais l’heure s’avance, s’écria gaiement Aïxa,