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piquillo alliaga.

nous n’avons pas de temps à perdre ; et s’adressant à Piquillo :

— Songe bien à ce que je t’ai dit, c’est toi que j’ai chargé des musiciens, du buffet et des rafraichissements.

Son fidèle esclave promit que l’on serait content de lui.

Déjà le pavé de l’hôtel avait retenti sous les roues bruyantes des nombreux équipages ; toutes les nobles familles de Pampelune et de la Navarre étaient accourues, disputant de richesse et d’éclat plutôt que d’élégance ; la soie, les diamants, les broderies, les larges galons d’or brillaient sur chaque costume, et les vastes salons, resplendissant de cristaux et de lumières, présentaient l’aspect le plus bizarre et le plus varié.

Toutes les nations du monde s’y étaient donné rendez-vous et y figuraient par quadrilles. Le vice-roi, heureux et triomphant cette fois, ne pouvait suffire à répondre aux compliments qui l’assaillaient de tous côtés. Il n’y avait qu’une voix sur le bon goût, l’originalité et l’admirable ordonnance de cette fête.

Le même concert de louanges éclatait dans tous les salons, et les échos en retentissaient jusque dans le vestibule, où se tenait modestement Piquillo, auquel personne ne songeait, et qui, ordonnateur de toutes ces merveilles, en surveillait attentivement l’exécution. Tout à coup cependant il se fit dans le premier salon un mouvement et un brouhaha si extraordinaire, que Piquillo, cédant à sa curiosité, s’approcha des grandes portes vitrées qui donnaient sur la salle du bal.

C’étaient Carmen et Aïxa qui, conduites par leurs danseurs, traversaient le salon.

Au milieu de cette foule d’habits dorés, lourds et pesants, le costume léger, exact et élégant des deux jeunes filles, fit jeter un cri d’étonnement et d’admiration.

Elles portaient une tunique d’étoffe persane rayée, brochée d’or et d’argent, serrée par une ceinture qui accusait l’élégance et la souplesse de leur taille, un dolman à manches étroites semé de pierreries, et enfin des pantalons de soie flottants, fermés au-dessus de la cheville. Des mules de maroquin rouge encadraient leurs jolis pieds. Leurs cheveux tresses, qui tombaient sur leurs épaules, s’échappaient d’un petit bonnet fort riche, placé avec coquetterie sur le sommet de la tête.

Aïxa surtout portait ce costume avec un charme et une aisance admirables. Ses longs cheveux descendaient jusqu’aux talons, et leur noir d’ébène faisait ressortir la blancheur et l’éclat de sa peau. Animée par le mouvement du bal, par le bruit de la musique, par le plaisir d’être vue, par le bonheur d’être belle, Aïxa souriait d’un air gracieux, et semblait d’avance remercier le flot d’admirateurs qui s’ouvrait devant elle et se reformait plus loin.

Un seul des spectateurs, un seul… pâle, immobile, et couvert d’une sueur froide, était resté à la même place, les yeux fixés contre les portes vitrées du vestibule. Aïxa était passée, elle ne l’avait pas vu, et lui… regardait encore… C’était Piquillo. À la vue d’Aïxa dans tout l’éclat de sa beauté et de sa parure, il aurait dû être glorieux de son triomphe et enchanté de l’admiration qu’elle inspirait ; loin de là, il éprouvait une impression pénible, un sentiment douloureux dont il ne pouvait se rendre compte ; il en eut bientôt l’explication.

On avait commencé à danser… un beau cavalier donnait la main à Carmen ; Piquillo demanda son nom à maître Pablo, qui était à côté de lui dans l’antichambre. C’était don Carlos, neveu de don Balthazar de Zuniga, ambassadeur à Vienne.

— C’est un grand seigneur ? dit-il.

— Oui, sans doute.

— Et ce jeune homme qui porte une chaine d’or et une plaque en diamants, celui qui danse avec la senora Aïxa ?

— C’est le fils du duc d’Ossuna, vice-roi de Naples… un charmant cavalier.

— Et il est très-riche ?

— Oui, vraiment.

— Et très-noble ?

— À coup sûr.

— Tous, nobles, riches… fils de grands seigneurs ! se dit-il en lui-même avec amertume ; et moi, pas de parents !… pas même de nom !… car Piquillo… qui sait même si ce nom est le mien !… Aussi, ils donnent la main à de belles et nobles demoiselles ! Ils sont au salon… et moi à l’antichambre ! Ils brillent, et je me cache !…

— Voyez, lui dit maître Pablo, comme le comte d’Ossuna est aimable et galant. La senora Aïxa a laissé tomber son bouquet… il vient de le ramasser et le lui rend après l’avoir porté à ses lèvres… Eh bien, Piquillo, que faites-vous donc ? dit-il en retenant le jeune homme, qui venait de s’élancer dans le salon.

— Rien, répondit Piquillo en s’arrêtant, j’allais voir si l’on avait besoin de moi.

À l’instant, par bonheur, cette danse finissait, et en retournant à sa place, Aïxa l’aperçut… Elle jeta sur lui un de ses plus aimables et gracieux sourires.

Piquillo sentit son cœur oppressé se dilater de joie et de bonheur.

Elle se leva et alla droit à lui.

Tout fut oublié, Piquillo n’en voulut plus à personne. Il se croyait maintenant l’égal de don Balthazar de Zuniga et du vice-roi de Naples.

— Bien, Piquillo, lui dit-elle de sa voix douce et caressante, très-bien ! mais voici le moment, fais servir les rafraîchissements.

Piquillo demeura accablé… il fit quelques pas en chancelant, et dit dans l’antichambre à maître Pablo :

— Veillez à tout, je vous prie… je ne me sens pas bien.

Il s’élança dans le jardin, fuyant le bruit du bal et de l’orchestre qui le poursuivait, et les flambeaux étincelants qui projetaient encore leurs lueurs jusque dans les massifs…

Il marcha toujours devant lui… jusqu’au bout du parc, jusqu’à la chaumière où Carmen et Aïxa étaient venues autrefois l’arracher à son chagrin… Et là, saisi d’une douleur bien plus profonde et plus poignante encore, il s’arrêta et se mit à fondre en larmes.

Ah ! il aimait… l’insensé ! il aimait de toutes les