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piquillo alliaga.

le vice-roi, Votre Excellence va me trouver bien ingrat de lui demander un congé le jour même de mon entrée en fonctions, mais il faut qu’à l’instant même je parte pour Madrid.

— Vous, Piquillo ! dirent les jeunes filles.

— Tout le monde part donc pour Madrid ! s’écria Carmen en jetant un regard sur son cousin.

— Et pourquoi donc ? lui demanda gravement d’Aguilar.

— Pourquoi ? répétèrent les jeunes filles.

— Pour des affaires importantes qui ne me regardent pas seul, et dont je vous demande la permission de ne pas vous parler encore ; mais je vous supplie de vouloir bien m’accorder un congé… huit jours seulement.

— Prends-en quinze.

— Ah ! je n’en demande pas tant ! s’écria vivement Piquillo en jetant, malgré lui, un regard sur Aïxa ; mais il faut que je parte à l’instant.

— N’est-ce que cela ? dit en s’avançant don Fernand d’Albayda : si le secrétaire de mon oncle veut accepter une place dans ma voiture, je le conduirai à Madrid.

— En vérité ! s’écria Piquillo étonné, en balbutiant un remercîment.

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, répondit Fernand avec une franchise toute militaire ; vous êtes un ami, un enfant de la maison, je parlerai avec vous, en route, de mon oncle, de ma cousine, de tout ce que j’aime. Je ne croirai pas les avoir quittés, et nous voyagerons en famille.

Don Juan lui serra la main, et Carmen le remercia d’un sourire.

— Par exemple, continua Fernand, je ne vous donne qu’une heure pour vos préparatifs ; ainsi donc, ici, à midi précis.

— J’aurai cet honneur, dit Piquillo en s’inclinant. Et don Juan entraîna hors du salon Fernand et sa fille.

Aïxa, demeurée seule avec Piquillo, n’avait pas encore ouvert la bouche ; mais déjà son regard avait demandé : Qu’est-ce que cela veut dire ? et Piquillo se hâtait de répondre :

— Ne me demandez rien ! c’est le seul secret que j’aurai pour vous. Si je réussis, je vous dirai tout : si je dois échouer, permettez-moi le silence, dans l’intérêt même de mon amour-propre. Croyez seulement que je n’oublierai jamais vos conseils, et que, quoi qu’il arrive, je resterai digne de votre amitié.

Elle réfléchit un instant et dit :

— C’est juste ! vous avez vos secrets, comme j’ai les miens. Je n’ai pas le droit d’insister ; mais ce voyage ne peut-il vous offrir des dangers ?

— Aucun avec don Fernand.

— Il ne restera pas sans cesse avec vous, et si je connaissais ceux avec qui vous aurez affaire, si je pouvais vous éclairer sur eux…

— Tenez, dit Piquillo en lui montrant la lettre que lui avait remise la Giralda, connaissez-vous ce nom ?

— Comment, dit-elle en souriant, vous êtes déjà en relation, vous, Piquillo, avec le duc d’Uzède… le fils du premier ministre ?

— Est-il possible ! s’écria Piquillo étonné. Est-ce que le fils du premier ministre a été autrefois surintendant des théâtres ?

— Il l’est encore. C’est une place où il n’y a rien à faire, et qui, dit-on, l’occupe beaucoup.

— Et le duc d’Uzède !… s’écria Piquillo avec un sentiment de joie et d’espérance, qu’il ne pouvait cacher et qui lui faisait battre le cœur… le duc d’Uzède est le fils du premier ministre ?

— C’est ce que tout le monde sait… excepté vous.

— Quel âge a donc ce duc d’Uzède ?

— Pas encore quarante ans, à ce que je crois.

— Et le duc de Lerma ?

— Soixante-cinq.

— C’est bien cela !… se dit Piquillo à part ; ainsi donc, si le duc d’Uzède est mon père… je suis le petit-fils du premier ministre ! Et son émotion fut si vive qu’il en changea de couleur ; mais il faut rendre justice au pauvre Piquillo, pas un grain d’ambition ne lui avait monté à la tête… il n’avait pensé qu’à la seule Aïxa !

— Vous irez donc à la cour ? lui dit celle-ci avec curiosité.

— Peut-être ! si je réussis… ce que je ne puis dire.

— Je ne vous demande pas votre secret ; mais quand on va à la cour, il faut y faire figure, et je suis justement chargée par don Juan d’Aguilar d’une commission qui vient bien à propos… ces deux cents ducats qu’il m’a dit de vous remettre d’avance et à titre de gratification.

— Il n’avait dit ce matin que cent ducats, reprit Piquillo étonné.

— Oui, mais depuis et à l’occasion du mariage de sa fille…

— Ah ! Carmen se marie ?

— Elle épouse Fernand, son cousin, c’est décidé, si, comme on l’espère, on fait la paix avec les Pays-Bas, et dès que Fernand aura porté à Madrid les dépêches de Spinola, dont il était porteur pour le duc de Lerma ; car vous n’êtes pas le seul, Piquillo, continua-t-elle en souriant, qui ayez de graves intérêts à traiter avec la famille du duc de Lerma… Prenez donc, lui dit-elle.

Et elle lui offrit une bourse verte brodée par elle, qui contenait deux cents ducats en or.

— C’est trop ! c’est trop !… s’écria le jeune homme ; don Juan est trop généreux ! me payer ainsi !… lui qui n’a pas de fortune !

— Il a sa vanité de vice-roi de Navarre, et il veut que son secrétaire représente dignement ; faites donc vite vos dispositions, les emplettes nécessaires, et que rien ne vous manque ! Il faut que vous soyez bien ; vous allez voyager avec don Fernand d’Albayda, un des premiers barons du royaume de Valence.

— Qui me parait charmant.

— Je l’ai à peine vu… et ne le connais pas ; mais, dans l’intérêt même de Carmen, vous qui allez le voir de près et voyager avec lui, étudiez-le et écrivez-nous ce que vous en penserez.

— Vous me permettez donc de vous écrire ?

— Je croyais vous l’avoir demandé !

— Vos amis, quand ils sont loin de vous, dit Piquillo avec émotion, sont donc toujours vos amis ?