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piquillo alliaga.

— Bien plus encore ! Dans ce cas là, monsieur, la distance rapproche ! pour moi du moins !

Et elle lui tendit sa main, qu’il porta à ses lèvres.

Ivre de joie, d’espérance et d’amour, il se précipita hors du palais.

Mais son bonheur ne lui avait pas fait tout oublier ; quand on est heureux, on pense volontiers à sa mère ; quand on est malheureux, toujours !

Il courut chez le corrégidor mayor qui, craignant que l’affaire ne vint aux oreilles du vice-roi, promit de ne plus inquiéter la Giralda.

Pour plus de sûreté, et ne se fiant qu’à moitié à sa parole, Piquillo vit le premier secrétaire de don Juan d’Aguilar et lui recommanda de surveiller cette affaire en son absence…

Dans ses courses, il avait remarqué, plusieurs fois, derrière la rue de la Taconnera, une petite maison simple et très-propre, habitée par une dame, veuve d’un capitaine tué en Flandre, à la bataille de Newport ; elle tenait à loyer des appartements tout meublés ; Piquillo choisit, au second, trois pièces chaudes, commodes, élégamment arrangées ; de bons tapis, de bons lits, un aspect riant, des fenêtres donnant au midi, pour que les rayons du soleil vinssent ranimer un corps languissant et égayer une âme malade.

Il paya d’avance cet appartement au nom de la senora Alliaga, qui, dans une demi-heure, allait venir l’habiter.

Tout cela avait été fait rapidement, à la hâte, il n’avait qu’une heure devant lui ; et puis, d’un pied leste et le cœur joyeux, il franchit les cinq étages qui conduisaient à l’ignoble mansarde, et embrassant la Giralda :

— Ma mère, lui dit-il, je vais partir et suivre vos ordres. D’ici à mon retour vous n’avez rien à craindre ; mes amis veillent sur vous… mais il vous faut abandonner ces lieux ; je ne veux pas vous y laisser. Venez, suivez-moi, ainsi que la senora Urraca.

— Où me conduis-tu, mon enfant ? disait la pauvre mère, heureuse et fière de s’appuyer sur le bras de son fils.

Ils arrivèrent à la petite maison, où un bon lit et un bon feu avaient déjà été préparés.

— Vous êtes chez vous, ma mère, lui dit-il.

La Giralda regarda autour d’elle, et à l’aspect de ce bien-être qui l’entourait et auquel elle n’était pas habituée depuis longtemps, un éclair de joie brilla sur sa figure, qui bientôt se rembrunit.

— Il nous donne un asile, murmura-t-elle à voix basse, nous qui l’avons exposé dans la rue, à la porte d’un couvent ! Il vient d’allumer pour nous ce bon feu qui nous réchauffe et qui pétille, nous qui l’avons laissé au froid, à la pluie, et tendant ses mains transies vers sa mère qui ne l’entendait pas !

Et elle tomba à genoux en sanglotant : Pardon ! pardon ! mon fils !

— Allons, ma mère, à quoi pensez-vous là ? Le passé n’existe plus, ne songeons qu’au présent. Bonnes ou mauvaises, nous partagerons désormais toutes nos chances. Voici aujourd’hui ma fortune, dit-il en tirant de sa poche la bourse qu’Aïxa venait de lui donner. Je n’ai jamais été si riche : deux cents ducats en or ! la moitié pour vous !

Et malgré les supplications de la Giralda, qui ne voulait pas accepter, il jeta l’or sur la table, embrassa sa mère et s’arracha de ses bras en criant : Adieu ! adieu !… l’on m’attend !

En effet, quand il arriva, les chevaux étaient attelés dans la cour du palais. Le vice-roi et les jeunes filles étaient sur le perron.

Fernand, ému et troublé, venait d’adresser à Aïxa un salut plein de grâce et de noblesse. Don Juan d’Aguilar venait de presser son neveu contre son cœur ; puis, lui jetant sa fille entre les bras :

— Embrasse-la, dit-il, embrasse ta femme !

La pauvre Carmen, fraîche et vermeille comme une rose, cherchait en vain à se dégager. Elle y réussit bien mal, car, dans cette espèce de lutte qui rapprochait les deux jeunes gens, leurs lèvres se rencontrèrent, et le père s’écria :

— Maintenant, fiancés pour toujours !

— Pour toujours ! dit Carmen.

Serment que ne murmurèrent point ses lèvres, mais que son cœur répéta.

Fernand fit monter en voiture son jeune compagnon de voyage, qui, de loin, adressa un dernier adieu aux jeunes filles, et bientôt la chaise de poste roula rapidement dans les rues de Pampelune, et de là dans la campagne.

Ils avaient quatre-vingt-deux lieues à faire pour arriver à Madrid, et Fernand avait de plus à regagner les quatre ou cinq heures qu’il venait de donner à sa famille.

Mais on va vite quand on paie bien, et Fernand jetait l’or sur la route ; aussi, dès le soir même, les voyageurs avaient franchi Estella, la Guardia, traversé l’Èbre, et ils continuèrent à courir toute la nuit.

Il était difficile de ne pas aimer Fernand d’Albayda.

Au bout de quelques minutes on avait fait connaissance avec lui, et dès qu’on le connaissait, on ne pouvait se lasser d’admirer sa franchise et sa loyauté, son aimable et joyeux caractère ; une si grande fortune, exempte de fierté ; une noblesse si haute et en même temps si simple et si affable, ne descendant pas, mais élevant par la bienveillance tout le monde jusqu’à lui.

Ajoutez à cela l’insouciance que donnent la jeunesse et l’état militaire, et l’on comprendra comment, à l’armée, Fernand était adoré de ses soldats et de ses camarades, et comment, dans ses immenses domaines, il était béni de ses vassaux.

Quant à sa position à la cour, nous avons vu, la première fois qu’il avait eu entrée au conseil du roi, avec quel courage il avait fait entendre la vérité et pris la défense du malheur.

Cela lui avait valu, il est vrai, quelques semaines de prison ; mais il en était sorti capitaine au régiment de la Reine, et depuis, malgré des ennemis puissants, son avancement, comme il le disait lui-même, avait été glorieux et rapide. Il avait même, à sa grande surprise, été appuyé en secret près du marquis de Spinola, son général, par une main inconnue et protectrice qu’il n’avait pu deviner.

Yézid avait gardé le secret de la reine, et d’ailleurs Fernand, pendant les cinq ou six ans qu’il avait passés à se battre dans les Pays-Bas, n’avait pu voir son ami.