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piquillo alliaga.

Rien ne rend expansif et communicatif comme le grand air, la grande route et le mouvement rapide d’une bonne chaise de poste.

Déjà, vingt fois, Fernand avait interrogé son compagnon de voyage, qui, timide et réservé d’abord, avait compris que le respect et la modestie ne doivent pas empêcher de se montrer aimable et instruit quand on l’est, et il l’était beaucoup. Aussi, au bout d’une demi-heure, Fernand, charmé de sa conversation, s’écria :

— Par saint Yago ! nous autres militaires, nous ne savons pas grand’chose, mais, en revanche, nous autres nobles, nous ne savons rien ! Et c’est dommage ; il y aurait du plaisir à s’instruire, si on avait le temps ; et dites-moi, mon jeune ami, s’il est vrai que vous ne soyez jamais sorti de la maison de mon oncle d’Aguilar, brave militaire, qui n’est pas non plus un grand savant, où diable avez-vous appris tout cela ? car je crois, Dieu me pardonne, que vous en remontreriez à un bénédictin !

Alors Piquillo, souriant, se mit à lui dire, avec toute la candeur et la franchise de son âme, comment il était entré dans la maison d’Aguilar, en qualité de page, sous les ordres de maître Pablo, le majordome, et comment il en sortait avec du mérite, grâce à deux Jeunes filles, Aïxa et Carmen.

Il raconta sans rougir et avec toute la fierté de la reconnaissance tout ce qu’il devait à leurs bontés et à leurs bienfaits.

Fernand, touché et attendri, ne se lassait point d’entendre ces détails ; c’était une occasion toute naturelle de parler de Carmen et même d’Aïxa par occasion.

Une fois sur ce chapitre, Piquillo ne se lassait point de raconter, et Fernand d’écouter.

Dans le peu d’instants qu’il avait contemplé Aïxa, il s’était dit qu’il n’avait jamais rencontré de figure plus belle, plus séduisante, et à mesure qu’il entendait Piquillo, il se répétait : Je m’étais trompé ; sa beauté n’est rien auprès de son âme !

On juge alors que la conversation ne languissait pas, et à la nuit seulement nos voyageurs, qui gravissaient alors une haute montagne, cessèrent de parler et s’endormirent, bercés par le chant monotone des postillons, par le balancement de la voiture et par la marche lente et mesurée des mules, qui, dans cette partie de la route, étaient forcées d’aller au pas.

Le jour commençait à peine à paraître. Piquillo, réveillé par un cahot, regarda autour de lui ; il se frotta les yeux, et crut dormir encore… Il était sous le pouvoir d’un songe terrible qui le faisait reculer de six ou sept ans dans sa vie. Un frisson involontaire parcourut ses veines ; il regarda de nouveau.

Ce site, ce paysage, ce carrefour de la forêt, lui étaient trop bien connus pour qu’il lui fût possible de jamais l’oublier. Tout à coup, à sa droite, presque au bord de la route, se dressa près de lui comme un immense géant aux formes colossales, aux bras noirs et décharnés.

C’était un chêne qu’il était difficile de ne pas remarquer ; seul au milieu de tous les autres arbres qui l’entouraient, il était sans verdure et sans feuillage ; une partie de son tronc et de ses branches avait été calcinée ; le feu avait commencé l’œuvre de sa destruction, et le temps l’avait achevée.

À l’aspect de ce lieu qui, pour un instant, lui rendit présentes toutes les angoisses qu’il y avait éprouvées, Piquillo poussa un cri, et Fernand s’éveilla.

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

— Ce chêne ! vous ne voyez pas ?

— Un arbre frappé de la foudre ; il était assez élevé pour cela ?

— Oui, vous avez raison, et je ne sais pourquoi…

— Eh bien ?

— Cette rencontre sinistre me semble de mauvais augure.

— Allons donc !… à vous… un savant !

— Où sommes-nous donc ici ?

— Dans la sierra d’Oca ou dans celle de Moncayo. C’est une longue chaine de montagnes situées au delà de l’Èbre et qu’il faut franchir pour aller à Madrid, quand on vient des provinces basques, ou, comme nous, de la Navarre.

— C’est juste ! vous voyez que, de nous deux, en ce moment, le plus instruit c’est vous.

— Oui, savant… comme un postillon ! J’ai fait tant de fois cette route, mais pas toujours aussi tranquillement qu’aujourd’hui. Tenez, tenez, dit-il vivement à Piquillo en lui pressant le bras, ne voyez-vous pas là-bas à gauche, au milieu des halliers, le toit ruiné d’une hôtellerie ?

Postillon, pas si vite ; mets tes mules au pas. Vous ne connaissez pas cette masure ? continua-t-il en s’adressant à Piquillo.

Piquillo ne la connaissait que trop bien ; c’était la posada du capitaine Juan-Baptista Balseiro, le berceau de son enfance, le séjour où il avait été en partie élevé, et cette fois il ne lui vint pas à l’idée de raconter à don Fernand l’éducation qu’il y avait reçue.

Il venait de retrouver la petite allée qui s’enfonçait dans le bois et par laquelle il avait voulu tenter sa première promenade. Ces murs ruinés lui rappelaient les scènes dont il avait été le témoin, presque le complice, et il se sentait couvert d’une sueur froide, pendant que don Fernand poursuivait son récit :

— Vous voyez cette masure… elle a soutenu un siége contre moi, il y a sept ans à peu près, lorsque j’avais l’honneur d’être capitaine au régiment de la Reine. La place était défendue par d’intrépides bandits, qui se battaient en désespérés. Ils nous avaient même blessé quelques soldats, et moi, qui commandais les opérations du siége, voyant qu’il traînait en longueur, je fis mettre le feu à cette bicoque, et nous tirâmes alors à notre aise sur les bandits qui tentaient de s’échapper.

C’est de la besogne que nous avons épargnée à la justice, qui peut-être du reste ne l’aurait pas faite ! Voilà l’histoire de mon expédition dans la sierra d’Oca.

Postillon… va maintenant plus vite et rattrape-nous le temps perdu.

La voiture continua à rouler, et Piquillo, plongé dans ses réflexions, se mit à comparer le passé au présent, ce qu’il aurait pu être et ce qu’il était ; il n’y voyait que des raisons de bénir la Providence.