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piquillo alliaga.

Il retourna, le lendemain, au milieu de la journée, à l’hôtel d’Uzède. On venait d’ouvrir les deux battants de la grille dorée, et le carrosse du duc roulait sous la voûte du vestibule, ramenant son maître.

Piquillo tressaillit de joie, et se dit : Aïxa avait raison, on ne réussit que par le courage et la patience, surtout à la cour. Enfin, je vais donc voir le duc.

Il se présenta au suisse galonné.

— Son Excellence monseigneur le duc d’Uzède ?

— Il est sorti.

— Vous voulez dire rentré.

— Sorti.

— Je viens de le voir rentrer…

— Pas pour vous, mon jeune seigneur.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il n’est pas visible.

— Comment donc peut-on le voir ?

— En lui demandant une audience.

— Il fallait donc le dire.

Piquillo rentra à l’hôtel, écrivit une demande d’audience ; puis il écrivit à Aïxa, il écrivit à sa mère, il écrivit à tout le monde. Il porta lui-même la lettre au palais du duc, pour être bien certain qu’elle lui serait remise, et demanda quand il aurait réponse.

— Dans huit jours.

— Ah ! mon Dieu !

— Peut-être plus tard ; cela dépendra des occupations de monseigneur.

Il s’éloigna désespéré, mais qu’y faire ? attendre !

Il ne pouvait pas, quoiqu’il en eût bien envie, écrire toute la journée à Aïxa. Ce pouvait être ennuyeux pour elle et dangereux pour lui.

L’amitié vous entraine si loin… surtout l’amitié écrite ! Quand on est seul avec son cœur et son imagination, quand on n’a pas devant soi une belle personne qui vous intimide et vous fait balbutier, deux grands yeux noirs qui vous troublent et vous arrêtent, on n’a plus peur, et c’est effrayant… pour ce qu’on va dire.

Piquillo, pour tuer le temps, prit donc le parti de parcourir Madrid, qu’il ne connaissait pas, et qui valait bien la peine d’être visité. Que le lecteur ne s’effraie pas, je n’aime pas les descriptions, et pour en faire, Piquillo n’avait pas le temps ; à peine avait-il celui de regarder ; car, même au milieu de Madrid, son cœur et ses pensées étaient à Pampelune.

Il passait, d’un air indifférent, dans les belles rues : d’Alcala et de San-Bernardo, sur la plaza Major ou à la puerta del Sol, devant le palais du roi, devant les jardins de Buen-Retiro et de las Delicias, et traversait le beau pont sur le Manzanarès sans faire attention qu’il ne manquait rien qu’une rivière !

Enfin, après quelques jours de promenade, il se trouva un matin dans la rue d’Atocha, une des plus belles, des plus spacieuses et des plus riches de la ville de Madrid. Il s’arrêta devant un magasin brillant qui flattait moins encore ses yeux que son odorat, et il lut, sur la devanture de la boutique, ces mots :

Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

De chaque côté de la boutique, à vingt pas et plus, s’étendait une odeur de benjoin, de tubéreuse et de jasmin capable de donner la migraine aux passants ; malgré le danger, nous avons dit que Piquillo s’était arrêté.

Il relisait ce nom : Andrea Cazoleta, qui n’était pas nouveau pour lui ; mais il ne pouvait se rappeler où il l’avait déjà entendu prononcer, et, las de chercher en vain, il continua sa route.

À quelques pas de là, en détournant à gauche dans une rue étroite et obscure, il passa près d’une petite boutique peinte en bleu qui n’était pas ouverte, mais au-dessus de la porte le bruit de trois palettes en plomb que le vent agitait l’une contre l’autre, lui fit lever les yeux, et avec une surprise et un battement de cœur inexprimables, il vit cette inscription écrite en gros caractères :

ABEN-ABOU, dit GONGARELLO, barbier.

Il retrouvait un ancien ami ! c’était là sans doute que demeurait le barbier avec Juanita, sa nièce, et l’on revoit toujours avec tant de plaisir ceux à qui l’on a rendu service !

Par malheur, et quoique ce fût jour de la semaine, la boutique était fermée, et probablement depuis longtemps, à en juger par les araignées qui avaient étendu leurs toiles sur les volets, et par les placards et avis divers qu’on y avait apposés.

Piquillo frappa à la porte ; on ne lui répondit pas. Il s’adressa à un naranjero, un fruitier voisin, et demanda le seigneur Gongarello.

— Je ne le connais pas.

— C’était votre voisin.

— Il est parti.

— Depuis quand ?

— Depuis trois ans.

— Où est-il allé ?

Le fruitier le regarda avec terreur, et répondit :

— Je n’en sais rien.

— Et comment sa boutique n’est-elle pas louée ?

— Il y a des gens qui portent malheur aux maisons qu’ils habitent.

— Comment cela ?

— Cela ne me regarde pas… Si vous voulez des oranges ou des citrons, vous n’avez qu’à parler ; j’en ai de Murcie et du Portugal, choisissez.

Piquillo n’en put tirer autre chose ; mais dans ce moment le souvenir qu’il avait jusque-là vainement cherché lui revint tout à coup à l’esprit, le parfumeur de la cour !… Cazoleta !

C’est bien cela, Gongarello avait quitté Pampelune pour Madrid, et le soir où il avait couché dans l’hôtellerie du capitaine Juan-Baptista, il avait raconté, à souper, aux bandits, qu’il comptait sur la protection et le crédit de son parent Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

Deux minutes après, Piquillo était au milieu de l’élégant magasin.

— Le seigneur cavalier veut-il des essences à la rose, à l’œillet ou à la vanille ? lui dit un petit homme aux yeux ronds et au nez pointu. Désirez-vous des sachets ou des gants parfumés ? Demandez.

— Je vous demanderai ce qu’est devenu le barbier Gongarello, votre parent ?