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piquillo alliaga.

— Mon parent ! s’écria le marchand en laissant tomber le paquet de gants qu’il tenait à la main, ce n’est pas vrai ! c’est celui de ma femme Cazilda.

— Peu importe ! moi, je suis son ami.

— Dites-vous vrai ?

— Son ami intime, je vous le jure ! Piquillo ! qui lui a sauvé la vie dans la sierra d’Oca et de Moncayo.

— Histoire qu’il nous a racontée tant de fois, dit le parfumeur en se rassurant un peu. Quoi ! c’est vous, seigneur cavalier, vous en êtes bien sûr ? Je vous avais pris pour un alguazil déguisé.

— Je ne pardonnerai pas à ma figure d’avoir pu vous donner une idée pareille, mais dites-moi seulement…

— Parlons bas, seigneur cavalier ! quoique j’aime beaucoup cet excellent Gongarello, qui était mon compère et mon cousin, — ou plutôt celui de ma femme, j’aimerais mieux ne vous en rien dire…

— Eh bien ! moi, je vous en parlerai, dit à voix basse la senora Cazoleta en s’avançant et en prenant part à la conversation.

— Silence, ma femme !

— Eh ! ne craignez rien, personne ne peut nous entendre. Oui, seigneur cavalier, Gongarello est mon parent, je suis Maure comme lui…

— Maure baptisée ! s’écria le mari, c’est comme qui dirait chrétienne de naissance.

— Eh ! qu’importe ?

— C’est important quand on est parfumeur de la cour ! sans cela, et si je n’avais pas peur de perdre ma place, je ne craindrais rien… j’aurais même parlé, réclamé en faveur de Gongarello.

— Que lui est-il donc arrivé ?

— On n’en sait rien ! il était volontiers assez jovial, assez causeur ; il était au fait de tout, et on l’aimait dans le quartier, parce qu’un barbier bavard c’est utile et économique : en se faisant faire la barbe, on apprend les nouvelles. Il commençait déjà une bonne maison, et sa nièce Juanita aurait pu devenir un assez, bon parti, lorsqu’un soir, il y a de cela trois ans, les voisins virent entrer dans sa boutique, pour être rasé, un homme qui en avait bien besoin, une barbe noire et épaisse !… un air effrayant dont Gongarello n’eut pas assez peur.

On ne sait pas ce qu’il lui raconta ou ce qui se dit entre eux ; mais le lendemain de bon matin la boutique du barbier était fermée et n’a pas été ouverte depuis !

Lui et sa nièce avaient disparu, et jamais on n’en a entendu parler.

— Jamais ! répéta le parfumeur à voix basse et en appuyant sur le mot.

— On a dit dans le quartier, continua sa femme, que la personne qui était venue ainsi le faire causer, était un membre du saint-office, ou un alguazil déguisé,

— Voilà pourquoi j’ai si peur, dit Cazoleta.

— Quelques-uns même ont assuré que c’était Bernard y Royas de Sandoval lui-même, le grand inquisiteur !

— Tant il y a que, depuis ce temps, on n’a pas eu de ses nouvelles.

— Et personne n’ose en demander.

— Et voilà, seigneur cavalier, toutes celles que nous pouvons vous donner.

Piquillo soupira en pensant à Gongarello et surtout à Juanita, sa première protectrice ; il acheta quelques parfumeries au seigneur Cazoleta, et revint plusieurs fois causer avec Cazilda, sa femme, qui était bonne et obligeante ; et puis, il y avait du sang mauresque dans ses veines, et par un instinct naturel aux opprimés, tous les Maures se comprenaient et se portaient entre eux consolation, secours et amitié !

Les huit jours s’écoulèrent ; Piquillo n’avait pas reçu de réponse du duc d’Uzède. Il raconta ses chagrins à Cazilda, devenue sa confidente ; celle-ci lui donna le conseil le plus raisonnable et le plus ennuyeux… celui d’attendre !

Huit jours se passèrent encore ; aucune nouvelle de sa demande d’audience ; la patience de Piquillo était à bout, il se rendit à l’hôtel, décidé à entrer de vive force s’il le fallait.

Il demanda Son Excellence.

— Son Excellence ! dit le suisse d’un air étonné.

— Oui, répondit avec colère Piquillo, monseigneur le duc d’Uzède ; il faut absolument que je lui parle, pour une affaire de famille qui l’intéresse, lui personnellement.

— Seigneur cavalier, répondit gravement le suisse, vous seul ignorez que Son Excellence est partie depuis quatre jours pour Valladolid, où se tient la cour en ce moment.

Pour le coup, Piquillo fut atterré. Quel parti prendre ? Fernand d’Albayda n’était pas de retour ; il ne pouvait demander conseil à personne, il courut chez Cazilda.

Lorsqu’il entra dans la boutique du parfumeur, le senor Cazoleta était occupé avec ses principaux garçons, d’une commande très-pressée, d’une caisse qu’il fallait expédier au plus vite, de sorte que Piquillo put causer à son aise dans l’arrière-boutique avec la senora Cazilda.

— Le duc est parti, lui dit-il, parti pour Valladolid ; je crains qu’on ne m’abuse encore et que ce ne soit vrai.

— Eh mon Dieu ! nous venons de l’apprendre à l’instant, il n’y a pas à en douter.

— Il faut absolument que je voie le duc ; il y va de mon bonheur, de mon avenir, de toute mon existence.

— Partez alors pour Valladolid.

— Quarante lieues encore !

— Qu’importe ?

— Je n’hésiterais pas, si je devais être plus heureux ; mais je trouverai à Valladolid les mêmes obstacles, les mêmes empêchements.

Comment arriver jusqu’à ce grand seigneur ? ce sera plus difficile encore à la cour qu’à Madrid, où il n’avait rien à faire ; qui me donnera les moyens de pénétrer dans son appartement, de lui parler à lui en particulier, en tête-à-tête ?

C’est cependant ce que je désire, ce qu’il me faut, et quel ami assez puissant, quelle protection assez haute pourrait faire cela pour moi ? Y en a-t-il ?

— Peut-être ! lui dit Cazilda.

— Et qui donc ?

— Moi !