Page:Senancour - Rêveries sur la nature primitive de l’homme, 1802.djvu/112

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L’énergie est nécessaire à l’homme qui pense ; s’il la peut trouver dans le bonheur, il l’exalte davantage encore en luttant contre l’affliction. Le seul fléau de l’ame forte est la langueur[1], parce qu’elle seule peut l’affoiblir. L’ame accroît sa force par l’orgueil même de sa force ; dès qu’elle s’estime, elle peut tout ; dès qu’elle s’affoiblit, elle ne peut plus rien : elle pourra toujours moins, car elle cessera de vouloir. Jusqu’au moment des grandes épreuves, elle repose dans son propre abattement ; elle soupçonne à peine combien elle est avilie ; elle ne se juge pas, elle s’abandonne ; elle ne

  1. L’homme le plus capable de sensations fortes et grandes, est le plus nul dans un ordre de choses qui ne lui en fournit pas. Quelquefois (et surtout dans notre fausse éducation) son enfance, si elle est vide d’occasions décisives, ne paroît annoncer que de la stupidité : et si sa vie se consume dans des circonstances comprimantes ou trop étrangères à ses besoins, il reste dans une sorte d’abandon, de mécontentement et d’indifférence universelle. Des hommes bien inférieurs, mais dont les foibles facultés sont facilement dans toute leur activité, et qui se sentent adroits et polis, lui trouvent étourdiment de la rudesse et de l’incapacité. L’homme de génie, dans son sommeil, devine leurs ridicules mépris, et ne daigne y répondre que par une pitié sans amertume.