Page:Senancour - Rêveries sur la nature primitive de l’homme, 1802.djvu/35

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dont les lois sont inintelligibles, dont la cause n’est qu’elle-même, dont la fin n’est encore qu’elle-même ? Qui m’expliquera pourquoi, animalcule qui m’agite sur un point et végète un jour, je perçois l’univers et veux l’éternité ? Si mon être ne peut s’agrandir avec ma pensée, pourquoi ma pensée n’est-elle pas bornée à mon être ? Pourquoi ne puis-je vivre dans tout cet univers qu’embrasse mon idée, et dans ces tems successifs dont elle pressent la durée ? Quel pouvoir me transporte où je ne suis pas, et perpétue mon être qui ne sera plus ? Par quelle inconséquence mes vœux passent-ils mes droits, ou quelle injustice m’enlève des droits qu’ils attestent ? Ne pourrois-je respirer sur la terre sans mesurer la profondeur des cieux, ni vivre un jour sans calculer la succession des siècles ? N’ai-je reçu des conceptions ineffables que pour m’irriter de mon néant, et des espérances immortelles que pour abhorrer l’heure de ma destruction ?

De cette étonnante élévation, d’où j’observe l’essence des êtres et juge la nature, quelle force irrésistible me précipitera dans l’éternel néant ? L’anéantissement est contradictoire… mais l’immortalité est impossible. Ainsi se combat et s’égare la raison humaine dans ses assertions téméraires.