Page:Senancour - Rêveries sur la nature primitive de l’homme, 1802.djvu/98

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la douleur, quelques autres près qu’aussi passagers sont pour le plaisir. En ajoutant peu de chose à ces jouissances passagères, nous avons tellement multiplié les instans du mal, et tellement prolongé leur durée, que, tandis que tous nos jours à venir sont dans notre volonté consacrés à jouir, tous nos jours présens sont en réalité consumés à souffrir[1]. De

  1. Si l’on juge ceci impartialement, l’on n’y trouvera pas de paradoxe. Nos arts ont créé, il est vrai, plusieurs moyens nouveaux de produire nos premiers plaisirs ; mais que l’on suppute combien d’hommes, ou pauvres, ou bornés, ou blasés, n’ont pas ou n’ont plus ces jouissances. Que l’on songe combien un sauvage fatigué repose plus délicieusement même sur la terre brûlée ou une branche d’arbre au-dessus des marais fangeux, que le riche ennuyé sur les carreaux d’Orient ou le duvet d’Europe. Combien un fruit grossier vaut plus pour ce sauvage, que la table d’Apicius pour l’oisif Sybarite. Que l’on n’estime point les choses par elles-mêmes, mais par les sensations que l’on en reçoit. Que l’on combine et la fréquence et la force de ces sensations, la grandeur des besoins, la vigueur des organes ; chez l’un l’inquiétude de cent passions diverses, qui trouble ses plaisirs et dénature tout ce qu’il possède ; l’insoussiance de l’autre qui le laisse jouir pleinement, et sans même qu’il redoute le terme de sa jouissance. Qu’en un mot, on juge les choses dans leur vérité, et non sur les apparences qui nous préviennent, je pense qu’alors il ne