Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/154

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naître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l’avoir reçue : est-ce une sagesse de la conserver ?

Vous ne pensez pas que, trop faible contre les maux de l’humanité, je n’ose même en soutenir la crainte : vous me connaissez mieux. Ce n’est point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie. La résistance éveille l’âme et lui donne une attitude plus fière ; l’on se retrouve enfin quand il faut lutter contre de grandes douleurs ; on peut se plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l’insipidité de la vie, qui me fatiguent et me rebutent. L’homme passionné peut se résoudre à souffrir, puisqu’il prétend jouir un jour ; mais quelle considération peut soutenir l’homme qui n’attend rien ? Je suis las de mener une vie si vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore ; mais ma vie passe sans que je fasse rien d’utile, et sans que je jouisse, sans espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu’avec une âme indomptable tout cela puisse durer de longues années ?

Je croirais qu’il y a aussi une raison des choses physiques, et que la nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que l’intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira cette contrainte qui m’enchaîne à l’ennui, cette apathie d’où je ne puis jamais sortir ; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s’éloigne ; où toute probabilité s’évanouit ; où l’effort est détourné ; où tout changement avorte ; où l’attente est toujours trompée, même celle d’un malheur du moins énergique ; où l’on dirait qu’une volonté ennemie s’attache à me retenir dans un état de suspension et d’entraves, à me leurrer par des choses vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière sans qu’elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé.